|
|
|
Le livre de Michel Callon (Ecole des Mines de Paris, Centre de
Sociologie de l'Innovation - CSI), Pierre Lascoumes (Centre d'Etude
de la Vie Politique Française) et de yannick Barthe (CSI), s'inscrit
dans une double problématique contemporaine. Agir dans un monde
incertain est un livre qui s'inscrit dans le constat d'une crise
de la science et de la technique au regard d'une puissance inégalée
sur la nature, mais de plus en plus incertaine et potentiellement
catastrophique. L'idéologie du progrès est en crise et la vieille
idée rousseauiste selon laquelle " tout progrès partiel a un coût,
qui en annule la valeur " revient au goût du jour. Le monde est
plus incertain paradoxalement non pas parce que les connaissances
régressent, mais parce qu'elles se développent sans cesse. En effet,
pour reprendre la métaphore de Pascal, pour qui, si l'on considère
la science est comme une sphère, " sa surface est en contact avec
ce qu'elle ne contient pas, c'est-à-dire l'inconnu, de ce fait,
à mesure que la connaissance progresse et que la surface de cette
sphère fait de même, l'aire en contact avec l'ignorance ne cesse
de progresser ". A mesure que la connaissance progresse, la perception
de ce qui n'est pas encore maîtrisé s'accroît. C'est au regard de
ce potentiel catastrophique que Hans Jonas voit un principe de responsabilité
de l'humanité vis-à-vis des générations futures. De ce fait, les
décisions techniques et scientifiques prises par des experts ne
sont plus neutres. Chaque décision peut avoir des conséquences sur
la vie d'autrui, conséquences que l'on ne maîtrise pas encore. Il
convient pour s'en convaincre de voir les controversent qui se nouent
autour des téléphones portables, des lignes à haute tension, de
la politique de lutte contre le sida, des autoroutes…
Ce sont les inquiétudes de la population, les conflits qui ont
éclatés, qui ont vu apparaître une somme de réflexion, non plus
simplement sur l'information des citoyens, mais sur leur participation
aux débats ou, pour reprendre le terme des auteurs, les controverses.
Agir dans un monde incertain s'appuie donc sur le constat d'un monde
" incertain " qui voit naître la crise des processus traditionnels
de prise de décisions et essaye d'apporter des réponses à une possible
et souhaitable démocratie technique. En effet, le souhait des auteurs
est de " démocratiser la démocratie " en commençant par la technique
et la science. Le pari des auteurs n'est pas simple, car si trouver
une nouvelle alchimie pour une prise de décision plus démocratique
pour les décisions futures est déjà source de difficulté, revenir
sur ce qui a déjà été décidé l'est plus encore. Yannick Barthe l'avait
déjà souligné en prenant l'exemple de la filière nucléaire. Dans
ce domaine, la " path dependance " joue un rôle inertiel sur ce
qui constitue pour nous un héritage technologique. A ce sujet, le
choix de la France de poursuivre dans cette voie, à travers l'ITR
le montre bien. Néanmoins, chose nouvelle, un débat national a été
lancé sur la politique énergétique en France.
Depuis le début des années 90, on assiste à un développement exponentiel
du nombre de débats, de procédures souhaitant associer les citoyens,
à tel point que l'on peut parler d'un " impératif délibératif "
qui s'inscrit dans un " nouvel esprit de l'action publique moderne
". C'est au regard de ce " nouvel esprit " que nous analyserons
aussi ce livre et sur ses conséquences en terme d'analyse des politiques
publiques. Car si le livre se pose comme principal champ d'investigation
l'étude d'une démocratisation de la démocratie et plus spécifiquement
la démocratie technique, à travers des forums dits hybrides de discussion,
le développement de ces forums ne peut pas être sans influence sur
l'action publique.
Il conviendra de se demander si le livre atteint le but qui lui
est fixé, à savoir de convaincre les réticences et construire les
bases d'une réelle démocratie technique. Ce travail se base de prime
abord sur le constat de la nécessité de mettre en œuvre une démocratie
dialogique et donc une mise en discussion de ce qui était indiscutable.
I. La nécessité d'une démocratisation de la démocratie
: la démocratie dialogique
Il ne paraît pas inutile de revenir sur le constat dressé par les
auteurs et leurs postulats de base, car cette analyse nous permettra
de mieux comprendre l'effort théorique qu'ils ont produit pour tenter
de dresser les bases d'un élan vers une démocratie technique. De
plus, l'ouvrage est, comme le souligne assez sévèrement Nathalie
Lewis , rempli de " nouveaux mots qui, s'ils sont bien lus, ne révèlent
rien ". Il conviendra donc de restituer dans le vocabulaire des
auteurs leurs constats, les idées qu'ils développent en faveur de
forums hybrides dans lesquels pourrait se décider avec les citoyens
les nouveaux choix technologiques et donc les fondements de cette
démocratie technique.
1) Vers une démocratie technique
Cette démocratie technique est considérée comme une continuité
dans la démocratisation de la démocratie. En effet, pour les auteurs,
notre démocratie actuelle et son fonctionnement ne permettent plus
de faire face aux problématiques contemporaines d'incertitude et
de risques. Comme nous l'avons rapidement vu précédemment, la science
n'a pas apporté avec elle plus de certitudes et les scientifiques
ne sont plus capables que de " réponses de Normand : on ne peut
pas exclure complètement qu'un danger existe ; mais, d'un autre
côté, rien ne permet de prouver le contraire ". Notre démocratie
et les scientifiques perdent donc de leur légitimité.
Les auteurs dressent donc le constat d'une inadaptation de notre
démocratie représentative à faire face à ces nouveaux défis. Car
autour de ces incertitudes naissent des polémiques, des controverses,
qui accroissent la visibilité des incertitudes et leur donnent un
caractère apparemment indépassable, impossible à maîtriser. Ces
controverses ne trouvent pas leur solution dans la représentation.
C'est pour cette raison que les auteurs mettent en avant l'idée
d'une démocratie dialogique capable de résoudre ces controverses.
Cette nouvelle étape permettrait une véritable discussion autour
des controverses et permettrait de les résoudre. Les auteurs insistent
pour mettre en avant le caractère complémentaire de cette démocratie
dialogique avec la démocratie représentative. Ainsi c'est la controverse
qui induit un dépassement de la démocratie représentative. Car,
pour eux, il ne faut pas ériger des digues contre les controverses,
mais reconnaître ces débordements qui risquent d'être dévastateurs
à force de vouloir les empêcher. Les controverses constituent pour
les auteurs plutôt " un enrichissement de la démocratie ", et en
outre " Les forums hybrides ne remettent pas en cause la démocratie,
ils montrent et expriment la nécessité de plus de démocratie, d'un
approfondissement de la démocratie ". Force est de constater qu'ils
laissent présupposer qu'il n'y avait auparavant pas de dialogue
entre la science et le politique et que l'apparition de ces controverses
modernes seules vont induire un débat. Ainsi, on retrouve dans l'ouvrage
une distinction classique entre science et politique.
De plus, à côté de cette incapacité de la démocratie représentative,
les auteurs poursuivent un travail de délégitimation du monopole
des scientifiques et des experts effectués par Bruno Latour . Cette
délégitimation provient des incertitudes radicales qui persistent
et qui aboutissent à la nécessité de mettre en pratique un principe
de précaution. Mais elle provient aussi du fait que les experts
et les scientifiques doivent revoir leurs modalités de fonctionnement,
à savoir leur " laboratisation ". A l'appui de cette idée, les auteurs
reprennent les acquis du CSI sur la sociologie de la science.
2) La laboratisation de la science et de la technique
Fort d'un travail mené par le CSI sur le fonctionnement du travail
scientifique en laboratoire, les auteurs capitalisent sur l'apport
de la notion de traduction. Pour eux, le travail scientifique, qui
se caractérise par une recherche de plus en plus confinée s'effectue
par 3 traductions qui correspondent à trois temps du travail scientifique.
La première traduction correspond à un travail de simplification
du monde. Les scientifiques réduisent la complexité du macrocosme
en un microcosme analysable dans leur laboratoire, d'où la notion
de laboratisation de la science. La deuxième traduction correspond
à la constitution d'un collectif de recherche par les scientifiques
pour mener à bien leurs travaux. Ce collectif de recherche " rassemble
et coordonne l'ensemble des compétences qui sont nécessaires à la
production des inscriptions et à leur interprétation ". C'est-à-dire
au recueil de données et à leur mise en mot. La troisième traduction
est la plus difficile pour les chercheurs. C'est le " retour vers
le grand monde ". Les scientifiques vont faire ressortir de leur
laboratoire les découvertes qu'ils y ont effectuées. Par-là même,
ils vont modifier ce " grand monde ", ainsi tel pasteur qui introduit
les microbes dans la vie de tous les jours. Cette dernière traduction
correspond, selon les auteurs, à une laboratisation du monde, c'est-à-dire
que le monde extérieur devient reformulé par le monde confiné du
laboratoire.
C'est ce modèle de laboratisation de la science qui est aussi
remis en question par les auteurs. Ainsi à côté de la critique de
la démocratie représentative, les auteurs critiquent le fonctionnement
de la science au regard de l'apparition d'un troisième acteur qui
a pendant longtemps été tenu à l'écart : le profane.
3) La place du profane/simple citoyen dans la
démocratie et dans la science
Les auteurs reproduisent ici une distinction classique entre les
experts/scientifiques et les profanes. Le profane c'est celui "
qui n'est pas initié à un art, une science, une technique, un mode
de vie ", mais il peut être intéressant de remarquer que le profane
dans une autre acception est celui qui " est étranger à la religion
". Ainsi, le profane n'est pas seulement celui qui ne maîtrise pas
quelque chose, mais aussi une personne qui ne partage pas les mêmes
valeurs qu'autrui. Ainsi, être opposé à la construction d'une autoroute,
au nucléaire c'est aussi être opposé à ces choix techniques et scientifiques.
Le monde se trouve donc coupé en deux. Il convient de remarquer
que ce bipolarisme simplificateur, mais peut-être pédagogique, réduit
fortement la complexité du problème. Néanmoins, les auteurs ont
pu déceler dans les exemples qui étayent leur ouvrage l'arrivée
de ce nouvel acteur: le simple citoyen, le profane. Ce nouvel acteur
s'est imposé aux politiques et aux scientifiques. C'est principalement
par des mouvements de mobilisations qu'ils ont pu imposer la prise
en compte de leur point de vue et de s'imposer dans le processus
de décision. Ainsi, c'est bien ainsi que Yannick Barthe décrit un
mouvement similaire qu'à pu déceler Jacques Lolive pour le cas du
TGV méditerrané, dans le cas de l'enfouissement des déchets nucléaires.
Ce sont les conflits, les contestations des riverains, des " petits
" élus qui les ont introduit dans l'arène des décisions administrative.
De ce fait, comme le souligne Cécile Blatrix , si l'on constate
un souhait de mise en discussion publique de projets d'aménagements,
de la part des élus et de l'Etat, vient d'avantage de la contestation
de ces projets et des conflits qui naissent à leur encontre.
Cette idée d'un " nouveau droit des citoyens, le droit au débat
public ", n'émerge que parce que les citoyens, les associations
et les acteurs exclus du champ décisionnel, comme les maires de
petite ville, se sont battus pour obtenir ce débat. La mise en débat
résulte donc d'abord des conflits que d'une volonté d'information
et d'écoute de la part de l'Etat et des grands élus . Ce que les
auteurs constatent et ce en quoi ils s'inscrivent avec de nombreux
ouvrages ou travaux précédents, c'est donc le constat de l'échec
du modèle substantialiste de production de l'action publique élaborée
depuis la période de planification Gaulliste. De plus, c'est aussi
le système de la régulation croisée, cette ancienne vision de la
rationalité de l'action publique limitée aux arrangements entre
services de l'Etat et élus territoriaux, est désignée comme non-démocratique.
C'est parce que seuls les grands élus ont été associés au projet
du TGV Méditerrané que le conflit à été aussi dur, parfois violent.
Les auteurs s'inscrivent contre le discours justificateur des conflits
selon lequel ils sont du à une mauvaise information, que l'on a
pas pu ou su bien expliquer le problème. Les opposants aux projets
se retrouvent donc taxés d'être NIMBY.
En outre, si les auteurs reconnaissent cette distinction entre
profane et experts, ils en profitent par la même pour mieux la détruire.
En effet, si cette vision est duale et oppose experts et profanes,
les auteurs soutiennent qu'il n'y a pas d'inégalité de savoir, de
légitimité entre les deux groupes. En effet, on peut y voir un "
principe d'équivalence ", c'est-à-dire comme dans les débats publics
que la parole d'un ministre n'a pas plus d'importance que celle
d'un simple citoyen. Cette équivalence ne vient pas d'un savoir
scientifique équivalent, mais justement d'un savoir diffèrent. Les
profanes possèdent un " savoir de plein air ", selon les auteurs.
Ainsi, ils tirent de leur vécu, de leur expérience des connaissances
du terrain, des moutons, comme ce fut le cas pour les bergers de
Sellafield ou du vignoble… des réflexions, des remarques qui n'apparaissent
pas à l'expert ou au scientifique enfermé dans son laboratoire.
Ainsi, ces profanes agissent tel un bol d'air pur pour vivifier
les esprits.
De cet enseignement, les auteurs considèrent que cela légitime
la confrontation entre les deux groupes. Nous ne sommes donc plus
dans un face à face qui oppose profanes et experts, mais plutôt
devant une possible collaboration. Ainsi, les auteurs considèrent
que les experts, les scientifiques peuvent tirer une réelle plus-value
de leur confrontation avec les simples citoyens. Cette plus-value,
vient donc de leur savoir spécifique de " plein-air ", mais aussi
par les interrogations qu'ils font surgir. Par exemple, dans le
cas de l'enfouissement des déchets nucléaires, les viticulteurs
ont fait ressortir les conséquences potentiellement néfastes sur
l'achat de leur vin du fait de l'installation en sous-sol de déchets
nucléaires dans des couches géologiques dont l'absence de mouvement
n'est pas garantie.
L'importance de l'arrivée de ces nouveaux acteurs tient donc principalement
au fait que des sujets auparavant réservés aux techniciens ou scientifiques
spécialisés sur des questions très pointues échappe à un pur regard
technique et entre dans le débat social. C'est ainsi que l'enjeu
pour les profanes est de faire sortir le sujet de son aspect purement
technique et de le faire entrer dans le jeu social. En effet, dire
qu'un dossier est technique c'est le mettre à l'écart du public.
A l'inverse, " reconnaître sa dimension sociale c'est lui donner
une chance d'être discuté dans les arènes politiques ". C'est donc
l'apparition de nouveaux acteurs qui met la frontière entre la technique
et le social en cause. On parle alors de " prolifération du social
". Cette prolifération existe notamment au sein de ces forums hybrides
qui se nourrissent des incertitudes techniques, mais aussi des incertitudes
sociales. La délimitation de cette frontière ne sera effectuée qu'au
cours du débat.
Il reste à voir quels sur quels exemples les auteurs fondent leur
travail.
4) Les retours d'expériences
Les auteurs s'inspirent de quelques expériences intéressantes en
la matière. Yannick Barthe poursuit la réflexion précédemment menée
dans sa thèse sur la politique de gestion des déchets nucléaires
, Michel Callon nous fait profiter de ses archives personnelles
(le cas des amateurs d'astronomie), mais aussi des colloques auxquels
il a déjà assisté sur la démocratie participative et surtout de
ses travaux en sociologie de la science. Les auteurs s'inspirent
aussi de la mobilisation des associations de malades du sida et
des parents dont les enfants sont myopathes (Association Française
contre les myopathies), mais aussi sur le cas des habitants de Woburn
aux Etats-Unis (Massachusetts) confrontés à de nombreuses leucémies
et ceux de Sellafield (Angleterre) confrontés à une usine de retraitement.
Ils puisent aussi dans des travaux sur les débats publics menés
sur les OGM (conférence de citoyens), mais aussi des débats publics
qui ont eu lieu sur des grands projets d'aménagement. C'est au regard
de ces expériences, de ces cas concrets que les auteurs battissent
un retour d'expérience et des constats. Nathalie Lewis voit dans
le faible nombre d'exemples l'une des faiblesses du livre.
D'autres, comme Antoine Goxe restent sceptique face à ces exemples
car ils semblent plus servir la thèse des auteurs, qu'une réflexion
critique sur la possibilité d'une réelle participation des profanes.
Ainsi " Les analyses proposées restent néanmoins essentiellement
appuyées sur des travaux empiriques portant sur des mobilisations
de groupes " profanes " qui ont réussi à se faire entendre et à
participer (en provoquant la définition et la prise en compte d'un
problème, en intégrant les collectifs de recherche…). Cette focalisation
permet (ou sert) la justification de la productivité sociale des
controverses socio-techniques et la légitimation de la participation
des groupes profanes concernés par de telles controverses. Elle
apparaît de ce fait comme une des faiblesses rendant l'ouvrage particulièrement
militant et normatif. " En effet, les analyses portent, sur des
travaux empiriques portant sur la mobilisation de groupes de " profanes
" qui ont réussi à se faire entendre, à participer ou plutôt envahir
le domaine réservé du savant et du politique. Ainsi, l'association
française contre les myopathies a réussi tout comme les habitants
de Woburn à faire émerger un problème et à obliger sa prise en compte
par les élus et les experts. En effet, la mobilisation des parents
de myopathes à réussi à la prise de conscience de ce problème en
effectuant le travail des experts. Ils ont collecté des données,
construit un savoir sur l'évolution de la maladie, mais aussi des
conseils pour les parents. Ce travail immense a fait devenir certains
parents des " spécialistes et demi " ou plutôt des " amateurs "
dans le domaine des myopathies. Ainsi certains profanes sont même
devenus experts parmi les experts. De même, les profanes veulent
faire émerger des problèmes, être associés au collectif de recherche
et par la même modifier la pratique scientifique. Par exemple, les
associations de malades du Sida ont fortement lutté contre l'utilisation
de placebo. Cette technique qui permet de voir l'impact réel d'un
traitement sur les malades, implique que certains n'en bénéficient
pas et donc dans le cas de cette maladie meurent. On pourrait donc
dire que les profanes ne veulent plus être considérés comme des
objets ou des rats de laboratoires.
Les auteurs font donc le constat de 3 événements : l'incertitude
scientifique, l'illégitimité du monopole des experts et des scientifiques
et l'arrivée des profanes avec l'apparition des controverses. Mais
le livre ne se contente pas de dresser ce constat, il a aussi pour
principale ambition de montrer en quoi une démocratie technique
serait un bien pour notre démocratie représentative. Pour ce faire,
ils reviennent sur les expériences ci-dessus présentées pour mettre
en avant tous les mérites de la discussion entre les experts, les
politiques et les profanes/ simples citoyens.
haut de page
II. Quand l'indiscuté devient discutable : la
démocratie technique
Les sujets les plus techniques peuvent donc devenir discutables
quand la population arrive à faire suffisamment pression sur les
décideurs. On peut remarquer que la création en 1995 de la commission
nationale du débat public (CNDP) et sa constitution en autorité
administrative indépendante en 2002, participe à un réel effort
de prise en compte de l'importance de la réalisation d'un débat
préalable à la décision. Force est de constater qu'une " culture
du débat " peine à s'imposer en France. Quand la CNDP organise un
débat public en amont de la réalisation de grands projets d'infrastructures,
des réunions sont organisées et réunissent élus, maître d'ouvrages,
experts, profanes ou citoyens. Ces réunions les auteurs les appèlent
forums hybrides. Cette dénomination fournie un terme générique qui
correspond à des " espaces ouverts où des groupes peuvent se mobiliser
pour débattre des choix techniques qui engagent le collectif " et
hybrides, parce que les groupes présents sont hétérogènes (experts,
hommes politiques, profanes, techniciens) et parce que les sujets
abordés le sont aussi (éthique, économie, électromagnétisme…). Pour
les auteurs, ces forums constituent une réponse appropriée aux incertitudes
croissantes.
Il ne suffit pas que ces forums permettent plus de démocratie il
faut qu'ils soient aussi efficaces. C'est à ce titre que les auteurs
vantent les méritent de ces dispositifs jugés efficaces et plus
démocratiques. Après avoir démontré ses apports, les auteurs vont
essayer d'en déterminer les principes de fonctionnement.
haut de page
A. Ce que la démocratie technique apporte à
la science
La démocratie dialogique terme plus général, mais qui intègre
la démocratie technique se fonde sur une dynamique propre qui est
celle de la controverse. C'est cette controverse qui va permettre
un véritable dépassement du problème donné, mais aussi créer ce
que les auteurs appèlent un monde commun.
1) La dynamique de la controverse
Avec les controverses, les questions que l'on croyaient définitivement
tranchées redeviennent ouvertes. En effet, " La prise de conscience
de l'existence des incertitudes scientifiques et techniques a pour
effet de conduire à la reformulation des termes du problème et de
faire émerger de nouvelles interrogations et de nouveaux scénarios
". Par exemple, les débats qui ont lieu autour de l'enfouissement
des déchets nucléaires ont opéré une redéfinition du problème. Le
débat ne respecte pas le cadre bien lisse tracé par les promoteurs.
Le débat permet de dépasser le simple projet technique et faire
entrer une pluralité d'enjeux. Les nouveaux acteurs vont se saisir
du problème, imposer des thèmes de discussion inattendus et redéfinir
les conséquences possibles du projet. Les auteurs soutiennent qu'il
ne faut pas empêcher l'apparition des controverses pour plusieurs
raisons : elles constituent un " enrichissement de la démocratie
", elles sont inévitables. Ainsi, lorsque l'expertise savante ou
le volontarisme politique prend la forme d'un discours d'autorité,
ils échouent à répondre aux interrogations des citoyens concernés.
Ainsi, " toute tentative pour ignorer la fécondité des disputes,
pour réduire les débats à de simples formalités ou pour les corseter
dans des procédures aussi stériles qu'obligatoires se retourne tôt
ou tard contre ceux qui prétendent " connaître la chanson " et se
vantent de ne rien ignorer de l'art de " tirer les ficelles " .
" Enfin, les controverses permettent une réelle plus-value car,
" la controverse réalise un véritable inventaire de la situation,
qui vise moins à établir la vérité des faits qu'à la rendre intelligible
". Cet inventaire porte principalement sur :
-
Les acteurs, de nouveaux acteurs interviennent
et reconfigurent par ce fait plus ou moins radicalement le paysage
social. Par ce biais on connaît les groupes qui se sentent concernés
par le projet, leurs intérêts, leur identité. Cela permet de prendre
en compte leurs idées, positions, plutôt que de les retrouver dans
la rue.
-
Les problèmes : certains groupes engagés s'efforcent
d'établir des liens entre d'autres problèmes. Il y a une dynamique
d'ouverture, de diffusion présentée par les auteurs comme une bonne
technique de management. Cela permet aussi aux politiques de rompre
avec les puissants effets d'inertie quand ils le souhaitent.
-
Les solutions : il s'agit là d'une exploration de
solutions envisageables au-delà de la liste pré-établie par les
acteurs officiels. De plus, l'apparition de nouvelles solutions,
même peu portées, obligent les intervenants à rendre publique leur
position à leur égard et à l'argumenter. Il y a une sorte de recyclage
des solutions qui s'opèrent, les anciennes solutions peuvent être
remises au goût du jour.
La controverse permet également un autre processus
au sein de ces forums : l'apprentissage ou selon la notion des auteurs
: un monde commun.
Les parties présentes dans ces forums hybrides peuvent apprendre,
non seulement à se connaître, mais aussi connaître des idées différentes.
D'aucun parlent à ce sujet de force civilisatrice de l'hypocrisie
en ce sens ou il ne s'agirait que d'une modification du vocabulaire.
Mais il ne s'agit pas non plus d'une simple addition des points
de vues. Cet apprentissage mutuel est issu de la reconfiguration
des identités, des proximités, des alliances et des engagements.
Cet apprentissage est d'autant plus riche que " les institutions
représentatives traditionnelles sont plus fortement court-circuitées
". En effet, les citoyens ordinaires peuvent parler sans devoir
passer par un représentant qu'il soit élu ou responsable d'associations…
Ces forums hybrides permettraient donc réellement de mettre en cause
la séparation entre expert et profane, car dans ces forums les profanes
osent intervenir dans les questions techniques. La démocratie technique
permettrait ainsi aux citoyens de résister face à deux monopoles
: celui des experts et celui des élus. Ce serait alors un contre-pouvoir
face à ce que Crozier et Thoenig ont appelé la régulation croisée
. Ce modèle repose sur l'intérêt commun qu'ont les élus et l'administration,
à la foi pour mener à bien leur programme et obtenir des ressources
financières. Dans ce modèle, " l'apathie des citoyens est perçue
comme une vertu ".
L'apparition de ces nouveaux groupes introduit une dynamique dans
ces controverses socio-techniques. Cette dynamique naît des questions
qui n'ont pas de réponses et par l'apparition de nouvelles questions
par de nouveaux groupes sociaux. La controverse va se focaliser
sur les zones d'ignorances. Il existe donc une dialectique entre
la recherche scientifique et la reconfiguration sociale qui déclenche
une spirale (socio-technique) féconde. C'est ainsi que les auteurs
pensent les forums hybrides comme des dispositifs d'élucidation
des controverses qui agitent le corps social. Ils supposent aussi
que l'on peut apprendre quelque chose des profanes. Cela suppose
d'intégrer ce que les auteurs appellent la recherche de plein air,
le savoir des profanes. De ce fait, par ce savoir différent, cette
volonté de savoir que les parents de myopathes ont, permet qu'une
réelle plus-value en sorte. C'est-à-dire que de nouvelles connaissances
soient acquises, que de nouvelles façons de voir soient élaborées
par la suppression de la dichotomie expert/profane. Cette plus-value
peut intervenir aux moments des 3 traductions. Lors de la définition
du problème, de la détermination du collectif de recherche et lors
de la sortie avec l'assimilation des savoirs spécifiques des profanes.
Pour parvenir à la production de cette plus-value, CLB dégagent
deux mécanismes fondamentaux. :
-
La confrontation inhabituelle entre spécialistes
et profanes. Chacune des deux catégories détient un savoir spécifique
qui s'enrichissent et se fécondent mutuellement. (Définition des
problèmes et des solutions). Cela correspond à une ouverture du
collectif de recherche.
-
La modification de la perception que les groupes
ont les uns des autres. Les débats améliorent la connaissance mutuelle,
permet la constitution de réseaux d'acteurs. Les auteurs pensent
qu'il y a un dépassement des oppositions classiques et permet une
égalisation relative des " titres à parler ".
Néanmoins, une critique récurrente peut être avancée
contre cette idée volontariste. En effet, si " rendre gouvernable
", c'est d'abord rendre discutable et en l'occurrence, ouvrir la
boite noire des héritages technologiques, comme le souligne Yannick
Barthe , cela peut aussi avoir pour objectif de mieux faire parler
pour mieux faire taire. Il demeure que fonder des choix socio-techniques
sur des procédures démocratiques suppose aussi et surtout de réussir
un pari sur les participants et sur les procédures elles-mêmes.
Ce pari ne peut-être gagné que si les participants jouent le jeu
et apportent réellement quelque chose. Les procédures, elles, doivent
garantir le caractère démocratique de ces décisions.
haut de page
B. Les fondements de la démocratie technique
Le danger que les auteurs ont évité est celui de créer des forums
hybrides " prêt à porter ", à l'instar des conférences de citoyens
déjà élaborées dans d'autres pays. Ils s'en tiennent à mettre en
avant des règles de fonctionnement qui garantissent la tenue d'un
réel débat, sans donner une recette. Pour les auteurs, la démocratie
technique considère qu'il n'y a pas de démocratie sans consultation.
De ce fait, il faut organiser cette consultation. Deux dangers la
guette : l'utilisation des forums hybrides comme un dispositif facilitant
la préparation de décisions et la réduction du forum hybride à un
simple outil de légitimation. Il résulte donc que la seule garantie
ce sont les procédures. Ces procédures, les auteurs les présentent
en mettant en avant des critères d'évaluation des dispositifs de
concertation :" Ce que nous voulons montrer, c'est le caractère
opérationnel des critères d'évaluation proposés ". Il convient toutefois
de remarquer que les auteurs s'inspirent largement du travail de
Gene Rowe et Lynn Frewer qui ont précédemment produit des tableaux
similaires. Nous pouvons ainsi dire que les auteurs poursuivent
un travail " d'importation " d'étude américaines, tout comme Callon
et Latour l'ont fait pour un livre précédent .
1) Les procédures
Pour les auteurs, " Ce qui compte se sont les procédures, les seules
procédures, les règles d'organisation de ces débats et de ces discussions.
On ne découvre pas la volonté commune par hasard. Il y faut des
règles impitoyables . " Les procédures sont nécessaires pour identifier
au plus tôt les débordements possibles. Elles permettent :
- D'aider les controverses à émerger, à se structurer, à s'organiser.
- De faciliter l'identification des groupes concernés
- D'organiser la recherche collaborative et la co-production de
connaissances, telles sont les préoccupations de la démocratie délibérative.
Ces procédures constituent la démocratie dialogique. Cette démocratie
dialogique apporte un plus à la démocratie délégative, elle lui
permet d'exprimer toute son efficacité. Ainsi, pour CLB il n'y a
pas de représentation sans consultation et il existe différents
modes de consultations.
De plus, l'efficacité d'une procédure dépend de son intégration
dans le processus de décision. Mais ce qui compte pour les auteurs,
c'est moins l'information qui éclaire le décideur, qu'un mouvement
de va-et-vient entre l'exploration des mondes possibles et l'exploration
du collectif. L'important c'est donc la fabrication d'un monde commun
et un processus itératif, donc non linéaire de production de la
décision. Pour cela trois éléments doivent être réunis : le mouvement
associatif qui donne une existence aux personnes, les médias qui
assurent la publicité des débats et les pouvoirs publics qui assurent
le fonctionnement et la coordination de ces discussions. L'important
c'est la création d'un espace public de communication et de perception
pour que le débat dure et les échanges continuent.
2) Des critères d'organisation et de mise en
oeuvre
Callon, Lascoumes et Barthe proposent des critères d'organisation
et de mise en œuvre de procédures dialogiques, qui excluent du champ
de la démocratie technique les sondages d'opinion et les référendums.
Ces procédures sont délégatives et non dialogiques. Il y a 3 critères
d'organisation : Intensité-ouverture-qualité
- L'intensité correspond à la profondeur de la remise en cause
de la coupure expert/profane. Elle repose sur 2 points. La précocité
de l'engagement des profanes dans la recherche et le souci du collectif,
c'est-à-dire le souci de favoriser l'affirmation des identités émergentes
qui ne s'agrégent pas, mais se composent.
- L'ouverture permet d'apprécier la liberté de prise de parole,
d'échange de points de vues. Cela permet de savoir si la procédure
restreint l'accès ou, à l'inverse, l'élargi. Cette ouverture repose
sur la diversité et l'indépendance des groupes présents, mais aussi
sur la représentativité des porte-parole qui s'expriment au nom
de leurs mandants.
- La qualité correspond à l'évaluation de la collaboration et des
discussions. Les propos échangés doivent être sérieux, autrement
dit, ont pu voir les parties exposer pleinement leur argumentation.
En outre, l'échange doit pouvoir durer.
Callon, Lascoumes et Barthe recensent plusieurs types de forums
hybrides : les groupes de discussion, les enquêtes publiques et
les comités locaux d'information et de consultation et les conférences
de consensus. Ils mettent en avant trois critères d'évaluation des
procédures : L'égal accès à la procédure, la transparence des débats
et par la clarté et de la publicité des règles du jeu. Du point
de vue de l'analyse des politiques publique, il est intéressant
de remarquer les conséquences que ces forums peuvent avoir sur le
processus de décision.
3) La fin du modèle de décision tranché
La décision en temps d'incertitude ne peut plus être tranchée,
mais doit respecter un processus itératif qui permet de revenir
sur cette décision et de rester ouvert à de nouvelles informations
ou à de nouveaux enjeux. De plus, la justesse des mesures prises
dépend entièrement de celle des procédures qui ont été suivies pour
la prendre. Dans les forums hybrides, la recherche d'un monde commun
est rendue possible par le caractère instable des identités, par
la flexibilité des positions et des représentations, la plasticité
des connaissances. C'est parce qu'elles sont instables, transformables
que ces identités sont susceptibles d'être composées et d'être ajustées
les unes aux autres. Ainsi, tel un matériau façonnable, les forums
hybrides ne sont ni définitivement rigides, ni définitivement volatiles.
haut de page
C. Critique d'un ouvrage pédagogique et volontariste
Le livre de Callon, Lascoumes et Barthe est un livre qui s'évertue
principalement à convaincre les opposants à une démocratie délibérative
et à encourager ses promoteurs. On retrouve en dédicace de l'ouvrage
: " Ce livre est dédié à tous ceux qui, en réinventant la démocratie
technique, réinventent la démocratie ". Cette phrase montre aussi
que l'ambition des auteurs dépasse largement le domaine de la technique
et de la science qui est plus considérée comme un champ d'investigation,
d'expérimentation et, pour reprendre les termes des auteurs de laboratisation.
Derrière l'idée de monde commun que souhaitent voir émerger les
auteurs, il convient de se demander de quel monde commun on parle.
En effet, dans quelle mesure la confrontation des profanes aux experts
n'effectuera telle pas plus une acculturation de ces derniers aux
démarches scientifiques et techniques. Dans ce sens, la technique
continuerait à prendre une part de plus en plus croissante dans
nos sociétés. Néanmoins, les débats qui naissent s'ils peuvent être
un moyen de contrôle des oppositions, permettent aussi aux citoyens,
aux associations de les détourner à leur profit. C'est en ce sens
que Jacques Lolive ou Cécile Blatrix analysent certains processus
de consultation/concertation.
Pour Nathalie Lewis , les prémisses du livre sont tronqués dès
le début en ce qu'un débat existerait, même sans débat organisé,
entre la science et la société. Enfin, selon elle, les auteurs cherchent
plus à se positionner contre d'autres, comme Habermas ou Beck, en
faveur du centre de sociologie de l'innovation dont ils sont issus.
En ce qui concerne les politiques publiques, la participation des
citoyens, écartée au début au nom de la rationalité de l'action
publique, émerge progressivement à partir du moment où l'on reconnaît
que le sens de l'action publique devient discutable et qu'il existe
des points de vue aussi légitimes que celui des pouvoirs publics.
Ainsi, la théorie du bilan mise en avant par le conseil d'Etat dans
les années 70, qui suggère qu'une " opération ne peut être légalement
déclarée d'utilité publique que si les atteintes à la propriété
privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d'ordre
social qu'elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l'intérêt
qu'elle représente ". Depuis lors, l'obligation de l'information
des citoyens s'institutionnalise et est consacrée à plusieurs reprises.
C'est ainsi que l'enquête publique apparaît. Pour Vallemont , le
débat public en amont du projet peut être considéré comme une "
scène d'action collective institutionnalisée " que J-C Thoenig et
D. Duran constatent comme une nouvelle forme d'action publique.
Ils constatent que ces nouvelles formes d'action publique allient
toujours efficacité et démocratisation de la décision. De plus,
pour Thoenig et Duran, " la participation représente un mode de
rapports à travers lequel l'autorité publique favorise l'expression
des besoins ou des réactions par la population ou par un groupe-cible[…].
Le rapport ainsi institué […] n'engage pas une dynamique de partage
du pouvoir […]. La négociation, pour sa part, s'inscrit dans une
logique tout à fait différente des relations entre autorités publiques,
porteurs d'intérêts liés au problème et dont la position les rend
acteurs réels ou potentiels de sa résolution ". Telle est la limite
allouée à ces débats publics. Il ne s'agit pas de décider à la fin
du débat, mais simplement d'éclairer le décideur (ministre…). Les
forums hybrides sont donc limités à la délibération, mais non à
la prise de décision qui reste entre les mains des autorités représentatives
élues. C'est en ce sens que la démocratie délibérative est " vendue
" aux décideurs. Elle complète mais ne remplace pas. De ce fait,
ces forums hybrides restent bien une participation au débat, mais
non à la négociation réelle de la décision.
Enfin, le travail de Callon, Lascoumes et Barthe est essentiellement
constructif, il vise à rendre plus performant ces forums hybrides,
ces débats dont les conséquences et les impacts restent toujours
floues sur les décideurs. Mais dans ce domaine on assiste à des
débats à deux vitesses. Des débats qui correspondent plus à une
mode, un affichage politique d'ouverture, comme en ce qui concerne
l'éducation nationale et d'autres déjà institutionnalisés porteur
d'un réel espoir qui concernent sur les grands projets d'aménagements
et d'infrastructures.
|