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Séminaires : Sociologie des politiques publiques : Fiche de lecture : CALLON (Michel), LASCOUMES (Pierre), BARTHE (Yannick), Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil (collection "La couleur des idées"), 2001, 358 pages.

SOMMAIRE

I. La nécessité d'une démocratisation de la démocratie : la démocratie dialogique

 

Le livre de Michel Callon (Ecole des Mines de Paris, Centre de Sociologie de l'Innovation - CSI), Pierre Lascoumes (Centre d'Etude de la Vie Politique Française) et de yannick Barthe (CSI), s'inscrit dans une double problématique contemporaine. Agir dans un monde incertain est un livre qui s'inscrit dans le constat d'une crise de la science et de la technique au regard d'une puissance inégalée sur la nature, mais de plus en plus incertaine et potentiellement catastrophique. L'idéologie du progrès est en crise et la vieille idée rousseauiste selon laquelle " tout progrès partiel a un coût, qui en annule la valeur " revient au goût du jour. Le monde est plus incertain paradoxalement non pas parce que les connaissances régressent, mais parce qu'elles se développent sans cesse. En effet, pour reprendre la métaphore de Pascal, pour qui, si l'on considère la science est comme une sphère, " sa surface est en contact avec ce qu'elle ne contient pas, c'est-à-dire l'inconnu, de ce fait, à mesure que la connaissance progresse et que la surface de cette sphère fait de même, l'aire en contact avec l'ignorance ne cesse de progresser ". A mesure que la connaissance progresse, la perception de ce qui n'est pas encore maîtrisé s'accroît. C'est au regard de ce potentiel catastrophique que Hans Jonas voit un principe de responsabilité de l'humanité vis-à-vis des générations futures. De ce fait, les décisions techniques et scientifiques prises par des experts ne sont plus neutres. Chaque décision peut avoir des conséquences sur la vie d'autrui, conséquences que l'on ne maîtrise pas encore. Il convient pour s'en convaincre de voir les controversent qui se nouent autour des téléphones portables, des lignes à haute tension, de la politique de lutte contre le sida, des autoroutes…

Ce sont les inquiétudes de la population, les conflits qui ont éclatés, qui ont vu apparaître une somme de réflexion, non plus simplement sur l'information des citoyens, mais sur leur participation aux débats ou, pour reprendre le terme des auteurs, les controverses. Agir dans un monde incertain s'appuie donc sur le constat d'un monde " incertain " qui voit naître la crise des processus traditionnels de prise de décisions et essaye d'apporter des réponses à une possible et souhaitable démocratie technique. En effet, le souhait des auteurs est de " démocratiser la démocratie " en commençant par la technique et la science. Le pari des auteurs n'est pas simple, car si trouver une nouvelle alchimie pour une prise de décision plus démocratique pour les décisions futures est déjà source de difficulté, revenir sur ce qui a déjà été décidé l'est plus encore. Yannick Barthe l'avait déjà souligné en prenant l'exemple de la filière nucléaire. Dans ce domaine, la " path dependance " joue un rôle inertiel sur ce qui constitue pour nous un héritage technologique. A ce sujet, le choix de la France de poursuivre dans cette voie, à travers l'ITR le montre bien. Néanmoins, chose nouvelle, un débat national a été lancé sur la politique énergétique en France.

Depuis le début des années 90, on assiste à un développement exponentiel du nombre de débats, de procédures souhaitant associer les citoyens, à tel point que l'on peut parler d'un " impératif délibératif " qui s'inscrit dans un " nouvel esprit de l'action publique moderne ". C'est au regard de ce " nouvel esprit " que nous analyserons aussi ce livre et sur ses conséquences en terme d'analyse des politiques publiques. Car si le livre se pose comme principal champ d'investigation l'étude d'une démocratisation de la démocratie et plus spécifiquement la démocratie technique, à travers des forums dits hybrides de discussion, le développement de ces forums ne peut pas être sans influence sur l'action publique.

Il conviendra de se demander si le livre atteint le but qui lui est fixé, à savoir de convaincre les réticences et construire les bases d'une réelle démocratie technique. Ce travail se base de prime abord sur le constat de la nécessité de mettre en œuvre une démocratie dialogique et donc une mise en discussion de ce qui était indiscutable.

I. La nécessité d'une démocratisation de la démocratie : la démocratie dialogique

Il ne paraît pas inutile de revenir sur le constat dressé par les auteurs et leurs postulats de base, car cette analyse nous permettra de mieux comprendre l'effort théorique qu'ils ont produit pour tenter de dresser les bases d'un élan vers une démocratie technique. De plus, l'ouvrage est, comme le souligne assez sévèrement Nathalie Lewis , rempli de " nouveaux mots qui, s'ils sont bien lus, ne révèlent rien ". Il conviendra donc de restituer dans le vocabulaire des auteurs leurs constats, les idées qu'ils développent en faveur de forums hybrides dans lesquels pourrait se décider avec les citoyens les nouveaux choix technologiques et donc les fondements de cette démocratie technique.

1) Vers une démocratie technique

Cette démocratie technique est considérée comme une continuité dans la démocratisation de la démocratie. En effet, pour les auteurs, notre démocratie actuelle et son fonctionnement ne permettent plus de faire face aux problématiques contemporaines d'incertitude et de risques. Comme nous l'avons rapidement vu précédemment, la science n'a pas apporté avec elle plus de certitudes et les scientifiques ne sont plus capables que de " réponses de Normand : on ne peut pas exclure complètement qu'un danger existe ; mais, d'un autre côté, rien ne permet de prouver le contraire ". Notre démocratie et les scientifiques perdent donc de leur légitimité.

Les auteurs dressent donc le constat d'une inadaptation de notre démocratie représentative à faire face à ces nouveaux défis. Car autour de ces incertitudes naissent des polémiques, des controverses, qui accroissent la visibilité des incertitudes et leur donnent un caractère apparemment indépassable, impossible à maîtriser. Ces controverses ne trouvent pas leur solution dans la représentation. C'est pour cette raison que les auteurs mettent en avant l'idée d'une démocratie dialogique capable de résoudre ces controverses. Cette nouvelle étape permettrait une véritable discussion autour des controverses et permettrait de les résoudre. Les auteurs insistent pour mettre en avant le caractère complémentaire de cette démocratie dialogique avec la démocratie représentative. Ainsi c'est la controverse qui induit un dépassement de la démocratie représentative. Car, pour eux, il ne faut pas ériger des digues contre les controverses, mais reconnaître ces débordements qui risquent d'être dévastateurs à force de vouloir les empêcher. Les controverses constituent pour les auteurs plutôt " un enrichissement de la démocratie ", et en outre " Les forums hybrides ne remettent pas en cause la démocratie, ils montrent et expriment la nécessité de plus de démocratie, d'un approfondissement de la démocratie ". Force est de constater qu'ils laissent présupposer qu'il n'y avait auparavant pas de dialogue entre la science et le politique et que l'apparition de ces controverses modernes seules vont induire un débat. Ainsi, on retrouve dans l'ouvrage une distinction classique entre science et politique.

De plus, à côté de cette incapacité de la démocratie représentative, les auteurs poursuivent un travail de délégitimation du monopole des scientifiques et des experts effectués par Bruno Latour . Cette délégitimation provient des incertitudes radicales qui persistent et qui aboutissent à la nécessité de mettre en pratique un principe de précaution. Mais elle provient aussi du fait que les experts et les scientifiques doivent revoir leurs modalités de fonctionnement, à savoir leur " laboratisation ". A l'appui de cette idée, les auteurs reprennent les acquis du CSI sur la sociologie de la science.

2) La laboratisation de la science et de la technique

Fort d'un travail mené par le CSI sur le fonctionnement du travail scientifique en laboratoire, les auteurs capitalisent sur l'apport de la notion de traduction. Pour eux, le travail scientifique, qui se caractérise par une recherche de plus en plus confinée s'effectue par 3 traductions qui correspondent à trois temps du travail scientifique. La première traduction correspond à un travail de simplification du monde. Les scientifiques réduisent la complexité du macrocosme en un microcosme analysable dans leur laboratoire, d'où la notion de laboratisation de la science. La deuxième traduction correspond à la constitution d'un collectif de recherche par les scientifiques pour mener à bien leurs travaux. Ce collectif de recherche " rassemble et coordonne l'ensemble des compétences qui sont nécessaires à la production des inscriptions et à leur interprétation ". C'est-à-dire au recueil de données et à leur mise en mot. La troisième traduction est la plus difficile pour les chercheurs. C'est le " retour vers le grand monde ". Les scientifiques vont faire ressortir de leur laboratoire les découvertes qu'ils y ont effectuées. Par-là même, ils vont modifier ce " grand monde ", ainsi tel pasteur qui introduit les microbes dans la vie de tous les jours. Cette dernière traduction correspond, selon les auteurs, à une laboratisation du monde, c'est-à-dire que le monde extérieur devient reformulé par le monde confiné du laboratoire.

C'est ce modèle de laboratisation de la science qui est aussi remis en question par les auteurs. Ainsi à côté de la critique de la démocratie représentative, les auteurs critiquent le fonctionnement de la science au regard de l'apparition d'un troisième acteur qui a pendant longtemps été tenu à l'écart : le profane.

3) La place du profane/simple citoyen dans la démocratie et dans la science

Les auteurs reproduisent ici une distinction classique entre les experts/scientifiques et les profanes. Le profane c'est celui " qui n'est pas initié à un art, une science, une technique, un mode de vie ", mais il peut être intéressant de remarquer que le profane dans une autre acception est celui qui " est étranger à la religion ". Ainsi, le profane n'est pas seulement celui qui ne maîtrise pas quelque chose, mais aussi une personne qui ne partage pas les mêmes valeurs qu'autrui. Ainsi, être opposé à la construction d'une autoroute, au nucléaire c'est aussi être opposé à ces choix techniques et scientifiques.

Le monde se trouve donc coupé en deux. Il convient de remarquer que ce bipolarisme simplificateur, mais peut-être pédagogique, réduit fortement la complexité du problème. Néanmoins, les auteurs ont pu déceler dans les exemples qui étayent leur ouvrage l'arrivée de ce nouvel acteur: le simple citoyen, le profane. Ce nouvel acteur s'est imposé aux politiques et aux scientifiques. C'est principalement par des mouvements de mobilisations qu'ils ont pu imposer la prise en compte de leur point de vue et de s'imposer dans le processus de décision. Ainsi, c'est bien ainsi que Yannick Barthe décrit un mouvement similaire qu'à pu déceler Jacques Lolive pour le cas du TGV méditerrané, dans le cas de l'enfouissement des déchets nucléaires. Ce sont les conflits, les contestations des riverains, des " petits " élus qui les ont introduit dans l'arène des décisions administrative. De ce fait, comme le souligne Cécile Blatrix , si l'on constate un souhait de mise en discussion publique de projets d'aménagements, de la part des élus et de l'Etat, vient d'avantage de la contestation de ces projets et des conflits qui naissent à leur encontre.

Cette idée d'un " nouveau droit des citoyens, le droit au débat public ", n'émerge que parce que les citoyens, les associations et les acteurs exclus du champ décisionnel, comme les maires de petite ville, se sont battus pour obtenir ce débat. La mise en débat résulte donc d'abord des conflits que d'une volonté d'information et d'écoute de la part de l'Etat et des grands élus . Ce que les auteurs constatent et ce en quoi ils s'inscrivent avec de nombreux ouvrages ou travaux précédents, c'est donc le constat de l'échec du modèle substantialiste de production de l'action publique élaborée depuis la période de planification Gaulliste. De plus, c'est aussi le système de la régulation croisée, cette ancienne vision de la rationalité de l'action publique limitée aux arrangements entre services de l'Etat et élus territoriaux, est désignée comme non-démocratique. C'est parce que seuls les grands élus ont été associés au projet du TGV Méditerrané que le conflit à été aussi dur, parfois violent. Les auteurs s'inscrivent contre le discours justificateur des conflits selon lequel ils sont du à une mauvaise information, que l'on a pas pu ou su bien expliquer le problème. Les opposants aux projets se retrouvent donc taxés d'être NIMBY.

En outre, si les auteurs reconnaissent cette distinction entre profane et experts, ils en profitent par la même pour mieux la détruire. En effet, si cette vision est duale et oppose experts et profanes, les auteurs soutiennent qu'il n'y a pas d'inégalité de savoir, de légitimité entre les deux groupes. En effet, on peut y voir un " principe d'équivalence ", c'est-à-dire comme dans les débats publics que la parole d'un ministre n'a pas plus d'importance que celle d'un simple citoyen. Cette équivalence ne vient pas d'un savoir scientifique équivalent, mais justement d'un savoir diffèrent. Les profanes possèdent un " savoir de plein air ", selon les auteurs. Ainsi, ils tirent de leur vécu, de leur expérience des connaissances du terrain, des moutons, comme ce fut le cas pour les bergers de Sellafield ou du vignoble… des réflexions, des remarques qui n'apparaissent pas à l'expert ou au scientifique enfermé dans son laboratoire. Ainsi, ces profanes agissent tel un bol d'air pur pour vivifier les esprits.

De cet enseignement, les auteurs considèrent que cela légitime la confrontation entre les deux groupes. Nous ne sommes donc plus dans un face à face qui oppose profanes et experts, mais plutôt devant une possible collaboration. Ainsi, les auteurs considèrent que les experts, les scientifiques peuvent tirer une réelle plus-value de leur confrontation avec les simples citoyens. Cette plus-value, vient donc de leur savoir spécifique de " plein-air ", mais aussi par les interrogations qu'ils font surgir. Par exemple, dans le cas de l'enfouissement des déchets nucléaires, les viticulteurs ont fait ressortir les conséquences potentiellement néfastes sur l'achat de leur vin du fait de l'installation en sous-sol de déchets nucléaires dans des couches géologiques dont l'absence de mouvement n'est pas garantie.

L'importance de l'arrivée de ces nouveaux acteurs tient donc principalement au fait que des sujets auparavant réservés aux techniciens ou scientifiques spécialisés sur des questions très pointues échappe à un pur regard technique et entre dans le débat social. C'est ainsi que l'enjeu pour les profanes est de faire sortir le sujet de son aspect purement technique et de le faire entrer dans le jeu social. En effet, dire qu'un dossier est technique c'est le mettre à l'écart du public. A l'inverse, " reconnaître sa dimension sociale c'est lui donner une chance d'être discuté dans les arènes politiques ". C'est donc l'apparition de nouveaux acteurs qui met la frontière entre la technique et le social en cause. On parle alors de " prolifération du social ". Cette prolifération existe notamment au sein de ces forums hybrides qui se nourrissent des incertitudes techniques, mais aussi des incertitudes sociales. La délimitation de cette frontière ne sera effectuée qu'au cours du débat.

Il reste à voir quels sur quels exemples les auteurs fondent leur travail.

4) Les retours d'expériences

Les auteurs s'inspirent de quelques expériences intéressantes en la matière. Yannick Barthe poursuit la réflexion précédemment menée dans sa thèse sur la politique de gestion des déchets nucléaires , Michel Callon nous fait profiter de ses archives personnelles (le cas des amateurs d'astronomie), mais aussi des colloques auxquels il a déjà assisté sur la démocratie participative et surtout de ses travaux en sociologie de la science. Les auteurs s'inspirent aussi de la mobilisation des associations de malades du sida et des parents dont les enfants sont myopathes (Association Française contre les myopathies), mais aussi sur le cas des habitants de Woburn aux Etats-Unis (Massachusetts) confrontés à de nombreuses leucémies et ceux de Sellafield (Angleterre) confrontés à une usine de retraitement. Ils puisent aussi dans des travaux sur les débats publics menés sur les OGM (conférence de citoyens), mais aussi des débats publics qui ont eu lieu sur des grands projets d'aménagement. C'est au regard de ces expériences, de ces cas concrets que les auteurs battissent un retour d'expérience et des constats. Nathalie Lewis voit dans le faible nombre d'exemples l'une des faiblesses du livre.

D'autres, comme Antoine Goxe restent sceptique face à ces exemples car ils semblent plus servir la thèse des auteurs, qu'une réflexion critique sur la possibilité d'une réelle participation des profanes. Ainsi " Les analyses proposées restent néanmoins essentiellement appuyées sur des travaux empiriques portant sur des mobilisations de groupes " profanes " qui ont réussi à se faire entendre et à participer (en provoquant la définition et la prise en compte d'un problème, en intégrant les collectifs de recherche…). Cette focalisation permet (ou sert) la justification de la productivité sociale des controverses socio-techniques et la légitimation de la participation des groupes profanes concernés par de telles controverses. Elle apparaît de ce fait comme une des faiblesses rendant l'ouvrage particulièrement militant et normatif. " En effet, les analyses portent, sur des travaux empiriques portant sur la mobilisation de groupes de " profanes " qui ont réussi à se faire entendre, à participer ou plutôt envahir le domaine réservé du savant et du politique. Ainsi, l'association française contre les myopathies a réussi tout comme les habitants de Woburn à faire émerger un problème et à obliger sa prise en compte par les élus et les experts. En effet, la mobilisation des parents de myopathes à réussi à la prise de conscience de ce problème en effectuant le travail des experts. Ils ont collecté des données, construit un savoir sur l'évolution de la maladie, mais aussi des conseils pour les parents. Ce travail immense a fait devenir certains parents des " spécialistes et demi " ou plutôt des " amateurs " dans le domaine des myopathies. Ainsi certains profanes sont même devenus experts parmi les experts. De même, les profanes veulent faire émerger des problèmes, être associés au collectif de recherche et par la même modifier la pratique scientifique. Par exemple, les associations de malades du Sida ont fortement lutté contre l'utilisation de placebo. Cette technique qui permet de voir l'impact réel d'un traitement sur les malades, implique que certains n'en bénéficient pas et donc dans le cas de cette maladie meurent. On pourrait donc dire que les profanes ne veulent plus être considérés comme des objets ou des rats de laboratoires.

Les auteurs font donc le constat de 3 événements : l'incertitude scientifique, l'illégitimité du monopole des experts et des scientifiques et l'arrivée des profanes avec l'apparition des controverses. Mais le livre ne se contente pas de dresser ce constat, il a aussi pour principale ambition de montrer en quoi une démocratie technique serait un bien pour notre démocratie représentative. Pour ce faire, ils reviennent sur les expériences ci-dessus présentées pour mettre en avant tous les mérites de la discussion entre les experts, les politiques et les profanes/ simples citoyens.

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II. Quand l'indiscuté devient discutable : la démocratie technique

Les sujets les plus techniques peuvent donc devenir discutables quand la population arrive à faire suffisamment pression sur les décideurs. On peut remarquer que la création en 1995 de la commission nationale du débat public (CNDP) et sa constitution en autorité administrative indépendante en 2002, participe à un réel effort de prise en compte de l'importance de la réalisation d'un débat préalable à la décision. Force est de constater qu'une " culture du débat " peine à s'imposer en France. Quand la CNDP organise un débat public en amont de la réalisation de grands projets d'infrastructures, des réunions sont organisées et réunissent élus, maître d'ouvrages, experts, profanes ou citoyens. Ces réunions les auteurs les appèlent forums hybrides. Cette dénomination fournie un terme générique qui correspond à des " espaces ouverts où des groupes peuvent se mobiliser pour débattre des choix techniques qui engagent le collectif " et hybrides, parce que les groupes présents sont hétérogènes (experts, hommes politiques, profanes, techniciens) et parce que les sujets abordés le sont aussi (éthique, économie, électromagnétisme…). Pour les auteurs, ces forums constituent une réponse appropriée aux incertitudes croissantes.

Il ne suffit pas que ces forums permettent plus de démocratie il faut qu'ils soient aussi efficaces. C'est à ce titre que les auteurs vantent les méritent de ces dispositifs jugés efficaces et plus démocratiques. Après avoir démontré ses apports, les auteurs vont essayer d'en déterminer les principes de fonctionnement.

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A. Ce que la démocratie technique apporte à la science

La démocratie dialogique terme plus général, mais qui intègre la démocratie technique se fonde sur une dynamique propre qui est celle de la controverse. C'est cette controverse qui va permettre un véritable dépassement du problème donné, mais aussi créer ce que les auteurs appèlent un monde commun.

1) La dynamique de la controverse

Avec les controverses, les questions que l'on croyaient définitivement tranchées redeviennent ouvertes. En effet, " La prise de conscience de l'existence des incertitudes scientifiques et techniques a pour effet de conduire à la reformulation des termes du problème et de faire émerger de nouvelles interrogations et de nouveaux scénarios ". Par exemple, les débats qui ont lieu autour de l'enfouissement des déchets nucléaires ont opéré une redéfinition du problème. Le débat ne respecte pas le cadre bien lisse tracé par les promoteurs. Le débat permet de dépasser le simple projet technique et faire entrer une pluralité d'enjeux. Les nouveaux acteurs vont se saisir du problème, imposer des thèmes de discussion inattendus et redéfinir les conséquences possibles du projet. Les auteurs soutiennent qu'il ne faut pas empêcher l'apparition des controverses pour plusieurs raisons : elles constituent un " enrichissement de la démocratie ", elles sont inévitables. Ainsi, lorsque l'expertise savante ou le volontarisme politique prend la forme d'un discours d'autorité, ils échouent à répondre aux interrogations des citoyens concernés. Ainsi, " toute tentative pour ignorer la fécondité des disputes, pour réduire les débats à de simples formalités ou pour les corseter dans des procédures aussi stériles qu'obligatoires se retourne tôt ou tard contre ceux qui prétendent " connaître la chanson " et se vantent de ne rien ignorer de l'art de " tirer les ficelles " . " Enfin, les controverses permettent une réelle plus-value car, " la controverse réalise un véritable inventaire de la situation, qui vise moins à établir la vérité des faits qu'à la rendre intelligible ". Cet inventaire porte principalement sur :

  • Les acteurs, de nouveaux acteurs interviennent et reconfigurent par ce fait plus ou moins radicalement le paysage social. Par ce biais on connaît les groupes qui se sentent concernés par le projet, leurs intérêts, leur identité. Cela permet de prendre en compte leurs idées, positions, plutôt que de les retrouver dans la rue.
  • Les problèmes : certains groupes engagés s'efforcent d'établir des liens entre d'autres problèmes. Il y a une dynamique d'ouverture, de diffusion présentée par les auteurs comme une bonne technique de management. Cela permet aussi aux politiques de rompre avec les puissants effets d'inertie quand ils le souhaitent.
  • Les solutions : il s'agit là d'une exploration de solutions envisageables au-delà de la liste pré-établie par les acteurs officiels. De plus, l'apparition de nouvelles solutions, même peu portées, obligent les intervenants à rendre publique leur position à leur égard et à l'argumenter. Il y a une sorte de recyclage des solutions qui s'opèrent, les anciennes solutions peuvent être remises au goût du jour.
    La controverse permet également un autre processus au sein de ces forums : l'apprentissage ou selon la notion des auteurs : un monde commun.

2) Vers un monde commun

Les parties présentes dans ces forums hybrides peuvent apprendre, non seulement à se connaître, mais aussi connaître des idées différentes. D'aucun parlent à ce sujet de force civilisatrice de l'hypocrisie en ce sens ou il ne s'agirait que d'une modification du vocabulaire. Mais il ne s'agit pas non plus d'une simple addition des points de vues. Cet apprentissage mutuel est issu de la reconfiguration des identités, des proximités, des alliances et des engagements. Cet apprentissage est d'autant plus riche que " les institutions représentatives traditionnelles sont plus fortement court-circuitées ". En effet, les citoyens ordinaires peuvent parler sans devoir passer par un représentant qu'il soit élu ou responsable d'associations… Ces forums hybrides permettraient donc réellement de mettre en cause la séparation entre expert et profane, car dans ces forums les profanes osent intervenir dans les questions techniques. La démocratie technique permettrait ainsi aux citoyens de résister face à deux monopoles : celui des experts et celui des élus. Ce serait alors un contre-pouvoir face à ce que Crozier et Thoenig ont appelé la régulation croisée . Ce modèle repose sur l'intérêt commun qu'ont les élus et l'administration, à la foi pour mener à bien leur programme et obtenir des ressources financières. Dans ce modèle, " l'apathie des citoyens est perçue comme une vertu ".

L'apparition de ces nouveaux groupes introduit une dynamique dans ces controverses socio-techniques. Cette dynamique naît des questions qui n'ont pas de réponses et par l'apparition de nouvelles questions par de nouveaux groupes sociaux. La controverse va se focaliser sur les zones d'ignorances. Il existe donc une dialectique entre la recherche scientifique et la reconfiguration sociale qui déclenche une spirale (socio-technique) féconde. C'est ainsi que les auteurs pensent les forums hybrides comme des dispositifs d'élucidation des controverses qui agitent le corps social. Ils supposent aussi que l'on peut apprendre quelque chose des profanes. Cela suppose d'intégrer ce que les auteurs appellent la recherche de plein air, le savoir des profanes. De ce fait, par ce savoir différent, cette volonté de savoir que les parents de myopathes ont, permet qu'une réelle plus-value en sorte. C'est-à-dire que de nouvelles connaissances soient acquises, que de nouvelles façons de voir soient élaborées par la suppression de la dichotomie expert/profane. Cette plus-value peut intervenir aux moments des 3 traductions. Lors de la définition du problème, de la détermination du collectif de recherche et lors de la sortie avec l'assimilation des savoirs spécifiques des profanes.

Pour parvenir à la production de cette plus-value, CLB dégagent deux mécanismes fondamentaux. :

  • La confrontation inhabituelle entre spécialistes et profanes. Chacune des deux catégories détient un savoir spécifique qui s'enrichissent et se fécondent mutuellement. (Définition des problèmes et des solutions). Cela correspond à une ouverture du collectif de recherche.
  • La modification de la perception que les groupes ont les uns des autres. Les débats améliorent la connaissance mutuelle, permet la constitution de réseaux d'acteurs. Les auteurs pensent qu'il y a un dépassement des oppositions classiques et permet une égalisation relative des " titres à parler ".

     

    Néanmoins, une critique récurrente peut être avancée contre cette idée volontariste. En effet, si " rendre gouvernable ", c'est d'abord rendre discutable et en l'occurrence, ouvrir la boite noire des héritages technologiques, comme le souligne Yannick Barthe , cela peut aussi avoir pour objectif de mieux faire parler pour mieux faire taire. Il demeure que fonder des choix socio-techniques sur des procédures démocratiques suppose aussi et surtout de réussir un pari sur les participants et sur les procédures elles-mêmes. Ce pari ne peut-être gagné que si les participants jouent le jeu et apportent réellement quelque chose. Les procédures, elles, doivent garantir le caractère démocratique de ces décisions.

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B. Les fondements de la démocratie technique

Le danger que les auteurs ont évité est celui de créer des forums hybrides " prêt à porter ", à l'instar des conférences de citoyens déjà élaborées dans d'autres pays. Ils s'en tiennent à mettre en avant des règles de fonctionnement qui garantissent la tenue d'un réel débat, sans donner une recette. Pour les auteurs, la démocratie technique considère qu'il n'y a pas de démocratie sans consultation. De ce fait, il faut organiser cette consultation. Deux dangers la guette : l'utilisation des forums hybrides comme un dispositif facilitant la préparation de décisions et la réduction du forum hybride à un simple outil de légitimation. Il résulte donc que la seule garantie ce sont les procédures. Ces procédures, les auteurs les présentent en mettant en avant des critères d'évaluation des dispositifs de concertation :" Ce que nous voulons montrer, c'est le caractère opérationnel des critères d'évaluation proposés ". Il convient toutefois de remarquer que les auteurs s'inspirent largement du travail de Gene Rowe et Lynn Frewer qui ont précédemment produit des tableaux similaires. Nous pouvons ainsi dire que les auteurs poursuivent un travail " d'importation " d'étude américaines, tout comme Callon et Latour l'ont fait pour un livre précédent .

1) Les procédures

Pour les auteurs, " Ce qui compte se sont les procédures, les seules procédures, les règles d'organisation de ces débats et de ces discussions. On ne découvre pas la volonté commune par hasard. Il y faut des règles impitoyables . " Les procédures sont nécessaires pour identifier au plus tôt les débordements possibles. Elles permettent :

- D'aider les controverses à émerger, à se structurer, à s'organiser.

- De faciliter l'identification des groupes concernés

- D'organiser la recherche collaborative et la co-production de connaissances, telles sont les préoccupations de la démocratie délibérative.

Ces procédures constituent la démocratie dialogique. Cette démocratie dialogique apporte un plus à la démocratie délégative, elle lui permet d'exprimer toute son efficacité. Ainsi, pour CLB il n'y a pas de représentation sans consultation et il existe différents modes de consultations.

De plus, l'efficacité d'une procédure dépend de son intégration dans le processus de décision. Mais ce qui compte pour les auteurs, c'est moins l'information qui éclaire le décideur, qu'un mouvement de va-et-vient entre l'exploration des mondes possibles et l'exploration du collectif. L'important c'est donc la fabrication d'un monde commun et un processus itératif, donc non linéaire de production de la décision. Pour cela trois éléments doivent être réunis : le mouvement associatif qui donne une existence aux personnes, les médias qui assurent la publicité des débats et les pouvoirs publics qui assurent le fonctionnement et la coordination de ces discussions. L'important c'est la création d'un espace public de communication et de perception pour que le débat dure et les échanges continuent.

2) Des critères d'organisation et de mise en oeuvre

Callon, Lascoumes et Barthe proposent des critères d'organisation et de mise en œuvre de procédures dialogiques, qui excluent du champ de la démocratie technique les sondages d'opinion et les référendums. Ces procédures sont délégatives et non dialogiques. Il y a 3 critères d'organisation : Intensité-ouverture-qualité

- L'intensité correspond à la profondeur de la remise en cause de la coupure expert/profane. Elle repose sur 2 points. La précocité de l'engagement des profanes dans la recherche et le souci du collectif, c'est-à-dire le souci de favoriser l'affirmation des identités émergentes qui ne s'agrégent pas, mais se composent.

- L'ouverture permet d'apprécier la liberté de prise de parole, d'échange de points de vues. Cela permet de savoir si la procédure restreint l'accès ou, à l'inverse, l'élargi. Cette ouverture repose sur la diversité et l'indépendance des groupes présents, mais aussi sur la représentativité des porte-parole qui s'expriment au nom de leurs mandants.

- La qualité correspond à l'évaluation de la collaboration et des discussions. Les propos échangés doivent être sérieux, autrement dit, ont pu voir les parties exposer pleinement leur argumentation. En outre, l'échange doit pouvoir durer.

Callon, Lascoumes et Barthe recensent plusieurs types de forums hybrides : les groupes de discussion, les enquêtes publiques et les comités locaux d'information et de consultation et les conférences de consensus. Ils mettent en avant trois critères d'évaluation des procédures : L'égal accès à la procédure, la transparence des débats et par la clarté et de la publicité des règles du jeu. Du point de vue de l'analyse des politiques publique, il est intéressant de remarquer les conséquences que ces forums peuvent avoir sur le processus de décision.

3) La fin du modèle de décision tranché

La décision en temps d'incertitude ne peut plus être tranchée, mais doit respecter un processus itératif qui permet de revenir sur cette décision et de rester ouvert à de nouvelles informations ou à de nouveaux enjeux. De plus, la justesse des mesures prises dépend entièrement de celle des procédures qui ont été suivies pour la prendre. Dans les forums hybrides, la recherche d'un monde commun est rendue possible par le caractère instable des identités, par la flexibilité des positions et des représentations, la plasticité des connaissances. C'est parce qu'elles sont instables, transformables que ces identités sont susceptibles d'être composées et d'être ajustées les unes aux autres. Ainsi, tel un matériau façonnable, les forums hybrides ne sont ni définitivement rigides, ni définitivement volatiles.

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C. Critique d'un ouvrage pédagogique et volontariste

Le livre de Callon, Lascoumes et Barthe est un livre qui s'évertue principalement à convaincre les opposants à une démocratie délibérative et à encourager ses promoteurs. On retrouve en dédicace de l'ouvrage : " Ce livre est dédié à tous ceux qui, en réinventant la démocratie technique, réinventent la démocratie ". Cette phrase montre aussi que l'ambition des auteurs dépasse largement le domaine de la technique et de la science qui est plus considérée comme un champ d'investigation, d'expérimentation et, pour reprendre les termes des auteurs de laboratisation. Derrière l'idée de monde commun que souhaitent voir émerger les auteurs, il convient de se demander de quel monde commun on parle. En effet, dans quelle mesure la confrontation des profanes aux experts n'effectuera telle pas plus une acculturation de ces derniers aux démarches scientifiques et techniques. Dans ce sens, la technique continuerait à prendre une part de plus en plus croissante dans nos sociétés. Néanmoins, les débats qui naissent s'ils peuvent être un moyen de contrôle des oppositions, permettent aussi aux citoyens, aux associations de les détourner à leur profit. C'est en ce sens que Jacques Lolive ou Cécile Blatrix analysent certains processus de consultation/concertation.

Pour Nathalie Lewis , les prémisses du livre sont tronqués dès le début en ce qu'un débat existerait, même sans débat organisé, entre la science et la société. Enfin, selon elle, les auteurs cherchent plus à se positionner contre d'autres, comme Habermas ou Beck, en faveur du centre de sociologie de l'innovation dont ils sont issus.

En ce qui concerne les politiques publiques, la participation des citoyens, écartée au début au nom de la rationalité de l'action publique, émerge progressivement à partir du moment où l'on reconnaît que le sens de l'action publique devient discutable et qu'il existe des points de vue aussi légitimes que celui des pouvoirs publics. Ainsi, la théorie du bilan mise en avant par le conseil d'Etat dans les années 70, qui suggère qu'une " opération ne peut être légalement déclarée d'utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d'ordre social qu'elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l'intérêt qu'elle représente ". Depuis lors, l'obligation de l'information des citoyens s'institutionnalise et est consacrée à plusieurs reprises. C'est ainsi que l'enquête publique apparaît. Pour Vallemont , le débat public en amont du projet peut être considéré comme une " scène d'action collective institutionnalisée " que J-C Thoenig et D. Duran constatent comme une nouvelle forme d'action publique. Ils constatent que ces nouvelles formes d'action publique allient toujours efficacité et démocratisation de la décision. De plus, pour Thoenig et Duran, " la participation représente un mode de rapports à travers lequel l'autorité publique favorise l'expression des besoins ou des réactions par la population ou par un groupe-cible[…]. Le rapport ainsi institué […] n'engage pas une dynamique de partage du pouvoir […]. La négociation, pour sa part, s'inscrit dans une logique tout à fait différente des relations entre autorités publiques, porteurs d'intérêts liés au problème et dont la position les rend acteurs réels ou potentiels de sa résolution ". Telle est la limite allouée à ces débats publics. Il ne s'agit pas de décider à la fin du débat, mais simplement d'éclairer le décideur (ministre…). Les forums hybrides sont donc limités à la délibération, mais non à la prise de décision qui reste entre les mains des autorités représentatives élues. C'est en ce sens que la démocratie délibérative est " vendue " aux décideurs. Elle complète mais ne remplace pas. De ce fait, ces forums hybrides restent bien une participation au débat, mais non à la négociation réelle de la décision.

Enfin, le travail de Callon, Lascoumes et Barthe est essentiellement constructif, il vise à rendre plus performant ces forums hybrides, ces débats dont les conséquences et les impacts restent toujours floues sur les décideurs. Mais dans ce domaine on assiste à des débats à deux vitesses. Des débats qui correspondent plus à une mode, un affichage politique d'ouverture, comme en ce qui concerne l'éducation nationale et d'autres déjà institutionnalisés porteur d'un réel espoir qui concernent sur les grands projets d'aménagements et d'infrastructures.

 
 
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