Mémoire
de Master science politique:
Evolutions et permanences des positions dans le cadre d'un débat
public. Analyse de la parole publique dans le débat public
sur le projet de liaison autoroutière Amiens Lille Belgique.
NB: les Notes de bas de page ne sont pas encore
présente sur le site. Les citations, ne sont pas mises en
italique pour l'instant.
INTRODUCTION
" La méthode des faits, pleine d'autorité et d'empire, s'arroge
un air de divinité qui tyrannise notre créance, et impose à notre
raison. Un homme qui raisonne, qui démontre même, me prend pour
un homme : je raisonne avec lui ; il me laisse la liberté du jugement
; et ne me force que par ma propre raison. Celui qui crie voilà
un fait, me prend pour un esclave." P. Louis Castel
"Ce ne sont pas les choses qui troublent les hommes, mais
l'opinion qu'ils en ont ". Epictète
Du 30 septembre 2003 au 20 janvier 2004, le " miracle " de la
démocratie délibérative a eu lieu pendant 4 mois dans les Régions
Nord-Pas-de-Calais et Picardie. Le débat sur le projet de liaison
autoroutière Amiens Lille Belgique (LAALB) clos l'année la plus
riche en débats depuis la création de la procédure de débat public
avec sept débats en une année contre six sur les cinq années précédentes.
Dans ces deux régions un " serpent de mer " rodait depuis plus de
trente ans. Régulièrement, il refaisait surface, mais il sombrait
rapidement dans les abîmes face aux multiples controverses qu'il
suscitait. Le débat public LAALB revient sur ce projet longtemps
considéré comme " tabou " et " politiquement incorrect ". Porté
par le ministre de l'Equipement, Monsieur Gilles de Robien, ancien
Maire d'Amiens, la Commission National du Débat Public (CNDP) fut
saisie du projet le 19 février 2003.
La multiplication des débats publics traduit la mise à disposition
d'un outil à un idéal : La démocratie délibérative. En effet, le
débat public s'inscrit dans une dynamique de " nouvel esprit de
l'action publique moderne ", qui consiste à mettre en place des
procédures nouvelles pour organiser la discussion entre des acteurs
multiples. Cet " impératif délibératif " paraît être à l'origine
des débats publics. Mais plus concrètement, son origine est à rechercher
dans la multiplication des conflits d'aménagements et dans l'immixtion
toujours plus importante des citoyens et des associations dans l'élaboration
des grands projets. Le débat public est donc essentiellement apparu
" pour des motifs d'efficacité ", car l'action publique demeurait
empêtrée dans les conflits et les procédures administratives. Il
demeure pour Yannick Barthe que cette double dynamique de gestion
des conflits et d' " impératif délibératif " sont complémentaires
et inséparables.
Le débat public a donc été pensé comme une solution aux conflits
en matière d'aménagement et d'équipement. Il est héritier d'une
série de textes juridiques fondés sur l'idée d'une " mise en discussion
publique des projets " reposant sur le constat d'une nécessaire
mise en place d'" une méthode plus transparente et démocratique
".
Les fondements théoriques de ces débats se retrouvent dans la théorie
de la délibération. Cette dernière postule " que l'individu est
capable de se transformer, de changer ses préférences, d'évoluer
au fur et à mesure de la discussion [rompt] avec les principaux
postulats de la théorie du choix rationnel ". En effet, pour Bernard
Manin, dans la théorie du choix rationnel l'homme agit comme un
homo œconomicus, " il ne discute pas, ne justifie pas ses choix,
ni ne cherche à persuader. L'idée centrale de la théorie délibérative
est, au contraire, qu'il n'est ni désirable normativement, ni justifié
empiriquement, de considérer que lorsque les citoyens entrent sur
le forum pour décider des affaires publiques, ils ont déjà des préférences
entièrement formées et imperméables au contact d'autrui. Lorsqu'il
s'agit des affaires communes, peut-on arguer, les citoyens forment
leurs opinions et leurs volontés dans la discussion collective.
Lorsque les citoyens entrent sur le forum, ils doivent être ouverts
à la persuasion par autrui et aussi, d'ailleurs, s'efforcer de persuader
autrui par les raisons les plus largement acceptables. L'idée délibérative
est intrinsèquement liée (et d'ailleurs l'a d'ailleurs toujours
été, même chez ses partisans élitistes ou non démocrates) à celle
d'échange persuasif. Il y a là une ligne de partage fondamentale
avec toutes les théories inspirées par le modèle du marché . " La
théorie de la délibération se base donc sur l'image d'un homme capable
d'évoluer, de changer. Il en résulterait, sur la base de ce postulat,
un consensus autour du meilleur argument. La délibération permettrait
ainsi une sortie du conflit.
Erik Neveu reproche à l'approche délibérative de " croire à la
force normative et à l'efficacité perlocutoire du modèle habersmassien
plus qu'elle n'en montre le caractère réellement opératoire pour
l'analyse ". Il critique donc le présupposé de l'efficacité de la
délibération dans la résolution de conflits et dans l'interprétation
des arènes de concertation. S'il ne fait pas de doute que les débats
publics ont avant tout été mis en œuvre dans une logique de gestion
du conflit, qui les nourrit et leur donne une dynamique, la théorie
délibérative sert de justification à ces procédures. C'est l'analyse
de l'écart entre l'idéal de la théorie de la délibération et la
réalité des débats qui peut permettre de dégager l'impact réel de
la délibération sur la sortie du conflit. De ce fait, il peut être
intéressant d'analyser un des présupposés de la théorie de la délibération
et de l'étudier dans le cadre du débat public qui nous concerne.
Ainsi, nous essayerons de " mettre à l'épreuve de l'analyse " la
théorie de la délibération à partir du débat public LAALB. P
problématique
L'un des aspects marquant de la théorie de la délibération est
quelle suppose que les individus peuvent changer de position dans
le cadre d'un échange d'arguments. De ce fait, il convient de se
demander dans quelle mesure le débat public permet ce changement
de position. En effet, comme le dit le président de la Commission
particulière chargée de l'organisation du débat public LAALB : "
L'esprit du débat, c'est de mesurer les évolutions de l'opinion
du début à la fin du débat ". Pour lui il ne fait pas de doute qu'il
y aura changement. Ainsi, " Il est très vraisemblable que le sujet
qui nous est soumis ne sera pas vu en fin de débat comme au début".
En outre, se demander si le débat public induit des changements
de positions, revient au final à se demander si le débat public
est une bonne solution pour y arriver. Dans le cadre de la procédure
de débat public, ce changement est censé survenir par l'échange
d'arguments. C'est dans ce sens que nous mènerons notre analyse
: l'analyse des changements ou des permanences de positions dans
le cadre du débat public. Néanmoins, nous essaierons de nous méfier
de cette notion de changement qui est pour Michel Dobry, " l'une
des catégories fourre-tout parmi les plus accueillante de celles
dont dispose la science politique ".
Néanmoins, ce changement est censé permettre la résolution du conflit.
Nous ne sommes dès lors plus simplement dans la simple information
de la population. Mais le changement des positions, n'apparaît pas
être de prime abord comme le mouvement naturel du débat public.
Elles paraissent figée, formée bien avant les réunions publiques.
Cependant, quand on parle de changement, on parle tout autant du
rapprochement des positions, ce qui est souhaité par les organisateurs
du débat, que de leur polarisation. Le changement ne s'entend donc
pas seulement dans le sens d'une sortie positive du conflit. Il
faut dès lors ne plus confondre changement et sortie du conflit.
Le constat d'un changement ne peut qu'être qu'un constat d'un effet
du débat sur la situation conflictuelle.
La question qui se pose est donc de savoir si le débat public permet
ce changement ? La solution ne peut-elle pas devenir le problème
? Ainsi, pour Patrick Peretti-Watel " La démocratisation de la gestion
des risques constitue moins une solution qu'un nouveau problème
". En effet, un livre visant à analyser la permanence et le changement
dans les affaires humaines, s'étonne que des solutions soient parfois
à l'origine du problème. Ainsi, " on voit surgir des problèmes qui
ont été mis en place pour un but fort désirable, mais qui, " on
ne sait pourquoi ", n'ont pas les résultats escomptés - et, en fait,
peuvent mener dans la direction exactement inverse . " Pensant que
la solution n'est pas assez bien appliquée, on décide d'en faire
plus. Mais " voici qu'en faisant plus de la même chose, on s'étonne
que, loin de parvenir au but souhaité, la solution " aggrave " le
problème, et, de fait devient le pire des deux maux. "
Nous allons immanquablement rencontrer cette problématique dans
le cadre de notre analyse. Le débat public est-il bien la solution
au conflit ou en est-il, paradoxalement, le problème ? Pour mener
à bien cette analyse, nous devrons nous pencher sur la dynamique
propre de la délibération que nous avons constaté dans le débat
public LAALB, mais aussi de voir les limites qui peuvent être mises
en avant contre la théorie de la délibération.
Nous tenons à préciser que l'objet de notre travail se bornera
à constater s'il y a eu changement ou permanence dans les positions
des acteurs et ce sur quelques sujets précisément analysés. Nous
n'avons pas l'intention de révéler la dynamique propre, la loi,
qui a induit ce changement. Cela ne nous empêchera pas de montrer
ce qui se joue aussi dans les délibérations. Mais notre objet demeure
bien de constater si le débat public LAALB a pu créer une évolution
des positions.
Avant toute chose il convient d'analyser plus précisément ce qu'elle
définition du changement nous retenons. Pour Paul Watzlawick, John
Weakland et Richard Fish , il y a vrai et faux changement. En effet,
" un système qui passe par tous ses changements internes possibles
(quel que soit leur nombre) sans effectuer de changement systémique
[…] est décrit comme prisonnier d'un jeu sans fin. Il ne peut engendrer
de l'intérieur les conditions de son propre changement ; il ne peut
pas produire les règles qui permettraient de changer ses règles
". Le vrai changement suppose de sortir du problème par le haut.
D'en sortir par un changement systémique, c'est-à-dire effectuer
un recadrement du problème. " Recadrer signifie donc modifier le
contexte conceptuel et/ou émotionnel d'une situation, ou le point
de vue selon lequel elle est vécue, en la plaçant dans un autre
cadre, qui correspond aussi bien, ou même mieux, aux " faits " de
cette situation concrète, dont le sens, par conséquent, change complètement
". Le débat public peut-être perçu comme allant dans le sens d'un
recadrement du problème. Il s'agit de transcender le conflit en
s'en nourrissant, par la logique délibérative. Mais aussi d'en sortir
par le haut. Ainsi, " lorsque l'on examine de grands systèmes
sociaux, on découvre fréquemment des problèmes qui prennent la forme
d'impasses, d'escalades, de programmes ambitieux, structurellement
identiques à ceux que l'on rencontre dans les sphères plus personnelles
de la vie humaine. 1) Trop souvent, les différences de statut, de
position sociale et d'intérêts, établies entre les membres d'un
système social, n'évoluent pas vers une complémentarité constructive
et une coopération réelle, mais vers des blocages permanents et
des obstructions. Il s'agit là de culs-de-sac dont les parties en
cause ne sont pas satisfaites, mais qu'elles ne peuvent pas modifier.
2) Lorsque les parties en cause se considèrent comme des entités
distinctes et symétriques, il en résulte souvent une escalade du
conflit plus ou moins rapide ; ces escalades sont analogues, qu'il
s'agisse de deux personnes, deux pays… "
Le débat public s'inscrit dans la reconnaissance du problème que
connaît l'action publique : la panne de la démocratie et la volonté
de participation du public. Mais la solution " débat public " rencontrent
deux obstacles. Paul Watzlawick, John Weakland et Richard Fish mettent
en avant deux dangers, le syndrome d'utopie et le commandement à
la sincérité. Le syndrome d'utopie " projective " correspond à une
attitude de rigueur morale reposant sur la conviction d'avoir trouvé
la vérité. D'où la responsabilité qui en découle, celle de transformer
le monde. Au début, " on s'y essaie par la persuasion, avec l'espoir
que la vérité, une fois rendue sensible, apparaîtra forcément à
tous les hommes de bonne volonté. Par conséquent, ceux qui ne veulent
pas se convertir, ou même refusent d'écouter, sont obligatoirement
de mauvaise foi ". Le débat public nécessite donc que les individus
qui y participent soient " raisonnables ". Car le débat public,
n'est pas une révolution. Il s'inscrit en complément de la démocratie
représentative. Le deuxième danger provient du débat public lui-même.
En effet, " La " sincérité " est devenue depuis peu un slogan qui
n'est pas dépourvu d'hypocrisie et qu'on associe confusément à l'idée
qu'il existe une vue " juste " du monde-en général sa propre vue.
Cette notion de sincérité semble aussi laisser entendre que la "
manipulation " est non seulement répréhensible, mais évitable. Malheureusement,
personne n'a jamais pu expliquer comment s'y prendre pour l'éviter.
". Ce constat dressé provient du fait que l'" on imagine mal un
comportement, quel qu'il soit, face à une autre personne, qui ne
serait pas une communication de la façon dont on voit sa relation
à cette autre personne, et, par conséquent, une influence sur elle
". Le débat public doit donc s'inscrire en faux contre la vision
du " caractère manifeste de la vérité ", décrié par Popper. Mais
il doit aussi s'accompagner d'une nécessaire vision désenchantée,
mais réaliste. Le débat public ne peut être l'instrument d'une révolution
intellectuelle, il correspond à une méthode aux objectifs limités.
En effet, pour Vallemont , le débat public en amont du projet peut
être considéré comme une " scène d'action collective institutionnalisée
" que J-C Thoenig et D. Duran considèrent comme étant une nouvelle
forme d'action publique. Ils constatent que ces nouvelles formes
d'action publique allient toujours efficacité et démocratisation
de la décision. De plus, pour Thoenig et Duran, " la participation
représente un mode de rapports à travers lequel l'autorité publique
favorise l'expression des besoins ou des réactions par la population
ou par un groupe-cible[…]. Le rapport ainsi institué […] n'engage
pas une dynamique de partage du pouvoir […]. La négociation, pour
sa part, s'inscrit dans une logique tout à fait différente des relations
entre autorités publiques, porteurs d'intérêts liés au problème
et dont la position les rend acteurs réels ou potentiels de sa résolution
". Telle est la limite allouée à ces débats publics. Il ne s'agit
pas de décider à la fin du débat, mais simplement d'éclairer le
décideur, de mieux cerner les incertitudes, les connaissances, les
oppositions et les partisans.
Il convient de préciser que le débat public n'est pas le seul et
unique lieu où se joue la résolution du problème. En effet, pour
Cécile Blatrix, la " tendance à la focalisation de l'attention sur
le seul moment et la seule procédure du débat préalable est un effet
du débat lui-même, dont l'analyste risque fort d'être la première
victime. L'organisation du débat et le discours officiel le présentent
volontiers comme le lieu où tout se joue ; ils font ainsi apparaître
le projet comme résultant de l'épreuve de vérité. Or, on l'a vu,
le débat succède lui-même à d'autres négociations et à des consultations
plus confinées. Il est également suivi d'autres débats prévus ou
non par le processus de décision officiel. On ne peut donc prétendre
appréhender les effets de l'existence de dispositifs délibératifs
en centrant l'analyse sur ce seul moment . " Néanmoins, le débat
public est la seule instance qui organise une publicité des positions
et qui s'inscrit dans la rhétorique délibérative.
Notre objectif étant précisément d'analyser les évolutions et les
permanences des positions dans le débat public, il faut s'appuyer
sur ce qui a réellement été dit pendant ces discussions. En outre,
l'aspect public de ces discussions est le seul moment ou une réelle
délibération peut avoir lieu. En revanche, les discussions ou négociations
privées qui ont lieu en coulisses, si elles existent, n'obéissent
pas à la logique délibérative et leurs caractères privé empêchent
toute analyse. Nous devrons donc accorder toute notre attention
à cette période publique ou se joue la discussion. I convient aussi
de reconnaître, " que des situations délibératives dans lesquelles
les individus cherchent à gagner l'adhésion d'autrui par la production
d'arguments ne soient pas nécessairement des situations d'égalité
". En effet, " dans toute société, la capacité à prendre la parole
en public et la possibilité effective de le faire sont inégalement
distribuées. L'aptitude à s'avancer en public pour prendre la parole
est […] largement déterminée par les hiérarchies sociales et culturelles
. "
Méthode
Pour mener à bien notre étude nous élaborerons une méthode s'appuyant
sur les outils du débat et la publicité des échanges. Nous utiliserons
les comptes-rendus du débat public, les contributions publiques
des participants et les bilans officiels des échanges. Il s'agira
aussi d'effectuer une analyse critique de notre propre outil de
travail, car la logique délibérative et la retranscription des échanges
supposent toujours une intervention, une action, qui peut cacher
certains mécanismes. C'est d'ailleurs en partie le problème que
rencontrent les ethnologues pour faire ressortir le " Là-bas " sans
le dénaturer par l'" ici " . Notre analyse des échanges s'effectuera
donc a travers une analyse de quelques thèmes majeurs abordés pendant
le débat. Nous étudierons les évolutions des positions sur ces sujets
tout au long de leurs développements à travers l'ensemble des réunions.
Mais aussi par des fiches effectuées sur chaque acteur principal
du débat, afin de mesurer leur évolution personnelle.
Nous effectuerons cette analyse en trois mouvements. Nous présenterons
le débat public sur la liaison autoroutière Amiens Lille Belgique
(LAALB), de manière à bien percevoir les enjeux, les questions qui
se posent, les problèmes, mais aussi de bien maîtriser la procédure
de débat public. Dans un deuxième temps, nous analyserons les fondements
et la structure de la délibération. Nous effectuerons une présentation
de la théorie délibérative, mais il s'agira aussi de comprendre
la dynamique de la délibération dans le débat, comment elle a été
structurée, le rôle crucial de la commission particulière du débat
public (CPDP). Enfin, muni des connaissances, des règles et réalités
de fonctionnement du débat, nous procéderons à l'analyse des changements
de positions.