III. Un procès événement, un événement historique.
Essai de classification du moment d'émotion.
Le procès de Klaus Barbie est soumis à différentes contraintes.
Il est chargé de juger un homme pour les faits qu'il a commis, et
à travers lui, il y a l'occasion de faire œuvre de mémoire, d'ouvrir
l'une des pages les plus noires de l'humanité. Mais malgré cette
contrainte, la dénomination première du procès Barbie va dominer
l'ensemble du récit qui va être produit autour de lui. Le procès
de Barbie est historique, c'est la première fois qu'un homme est
jugé en France pour crimes contre l'humanité.
Nous avons vu en introduction que ce procès s'inscrit dans de nombreuses
séries, mais il participe notamment à la " seconde épuration " selon
les termes de Mouralis. C'est en cela qu'il introduit une rupture,
ou comme l'ont dit Bensa et Fassin : " La caractéristique de l'évènement
c'est l'évidence d'une rupture et l'incertitude quant à sa signification
". Ainsi, si l'on est sur que le procès est historique, il reste
une incertitude. A savoir s'il s'agit d'un procès pour l'histoire
ou pour la mémoire. Ce débat n'est pas encore clos, il a été ouvert
avec le procès Barbie et a continué avec le procès de Paul Touvier
et de Maurice Papon. Néanmoins, il demeure que tout était réuni
pour qu'il y ait un événement historique, ainsi pour Jean et Salas
: " L'oralité du procès d'assises, la participation des citoyens-jurés,
la pression médiatique ont fait de ces procès hors normes des événements
historiques . " Ce procès s'inscrit donc dans le puzzle de l'histoire
et de la mémoire. Ainsi, dans ce puzzle, comme image de la mémoire
collective, les pièces que sont les travaux d'historiens, les témoignages,
les écrits multiples, les repentances et les réparations, en bref
les procès pour crimes contre l'humanité " sont la phase judiciaire
de notre histoire, [ils] ont constitués l'ultime pièce du puzzle,
celle que l'on enfonce un peu difficilement avec le doigt afin que
le puzzle soit complet ".
Tout participe désormais à cette lecture, à cette vision historique
du procès, qui revient sur le passé, mais touche le futur. Les propos
de Fernand Braudel, pour qui " l'homme qui n'a pas de passé, n'a
pas d'avenir " viennent en écho avec ce procès. Il s'agissait aussi
d'un procès avec des logiques juridiques propres qu'il convient
de ne pas oublier.
Le procès demeure un procès, qui fait jurisprudence et œuvre d'explication
juridique. C'est ainsi, que " la tragédie des enfants d'Izieu, dont
fut responsable Klaus Barbie, fit véritablement comprendre ce qu'est
le crime contre l'humanité ". Cet événement historique se comprend
aussi par " crise de la logique juridique traditionnelle, qu'implique
la catégorie de crime contre l'humanité, [et qui] explique en grande
partie la transformation du procès en événements médiatique "
On peut avancer qu'il y avait une confrontation entre une vérité
historique et vérité judiciaire. " La " vérité judiciaire " implique
d'établir des faits précis, juridiquement qualifiés, engageant une
responsabilité personnelle ". " La vérité historique permet, elle,
de situer dans leur contexte les rôles respectifs d'un officier
nazi, Klaus Barbie, d'un chef de milice, Paul Touvier, d'un secrétaire
général de préfecture, Maurice Papon ". Ces deux vérités se complètent,
mais l'historien se sent menacé par la juridiciarisation croissante.
Le débat est donc de savoir jusqu'où le juge peut pousser son contrôle
du travail de l'historien.
Le procès est donc historique, et joue un drôle de tour à l'Histoire.
En effet, comme le souligne François Hartog, le procès tout comme
un documentaire comme Shoah visent " à abolir la distance entre
passé et présent : à faire surgir le passé du présent " En effet,
pour Marc Robert : " Avec les victimes, l'histoire vivante rentra
dans le prétoire, comme si juillet 1942 était hier, comme si la
déportation c'était ce matin, comme si l'histoire se comptait en
mois et non plus en décennies… Il ne faut pas, bien sûr, confondre
avec une preuve de culpabilité l'émotion intense qui saisissait
la cour et l'ensemble des participants en entendant certains de
ces témoignages, paroles de souffrance, paroles de détermination,
témoignages très concrets souvent ". Mais l'histoire était là, vue
par le prisme de ceux qui la subirent.
François Hartog, délivre le résultat dans la bataille entre la
mémoire et l'histoire. Pour lui, " On a prétendu faire mémoire de
tout et, dans le duel entre mémoire et l'histoire, on a rapidement
donné l'avantage à la première, portée par ce personnage, devenu
central dans notre espace public : le témoin ". Et " L'enceinte
juridique, la radio, la télévision pour les Etats-Unis, amplifient
le témoignage, lui donnent une résonance infiniment plus large que
celle d'un livre dont le tirage fut bien limité ". Dans son livre
l'ère du témoin, Annette Wieviorka engage une " réflexion sur la
production des témoignages, sur son évolution dans le temps, sur
la part prise par le témoignage dans la construction du récit historique
et de la mémoire collective ". Elle construit cette analyse à partir
de la Shoah qui constitue, " pour le meilleur ou le pire, le modèle
de la construction de la mémoire, le paradigme auquel on se réfère
ici ou là, pour analyser hier ou tenter d'installer au cœur même
d'un événement historique qui se déroule sous nos yeux, (…) les
bases du récit historique futur ".
Le procès de Klaus Barbie est donc un procès historique qui fait
œuvre de mémoire. C'est dans ces termes que le procès sera raconté,
expliqué. Ce procès demeure aussi riche en émotions. C'est cette
émotion qui porte l'événement, qui lui donne toute sa dimension
historique. En effet, qu'aurait donné un procès Barbie, sans ces
cris, ses larmes, ses souffrances ? Peut-on faire œuvre de mémoire,
ancrer le procès dans l'histoire sans ces émotions ? A cela il faut
ajouter l'importance de l'enregistrement du procès qui par " la
force de l'image a rendu l'histoire étonnamment proche "
haut de page
IV. Un procès riche en émotion héritier du procès
d'Eichmann.
Plusieurs émotions se suivent lors de l'événement que représente
la tenue du procès de Klaus Barbie. Mais avant toute chose, il convient
de montrer la construction émotionnelle que représente ce procès.
En effet, la part importante des témoignages de victimes induit
une puissance émotionnelle importante. Nous essayerons par la suite
de reprendre la succession des émotions qui se sont suivies autour
de cet événement.
A. La construction de l'émotion dans un procès
: éclaircissement du procès Eichmann.
Le procès Barbie s'insère dans la continuité du procès Eichmann.
En ce sens qu'il permet aux victimes de se constituer une certaine
identité, notamment juive, par la référence au génocide dans l'espace
public. Le procès d'Eichmann a été conçu pour " donner aux Israéliens
et au monde une leçon d'histoire ". Hannah Arendt parle à l'égard
de ce procès de procès spectacle. Annette Wieviorka reprend une
description du procès selon le fil de lecture d'Hannah Arendt et
tire des mémoires de Gidéon Hausner, principal instigateur du procès,
d'intéressantes analyses. Pour ce dernier " dans tout procès, la
démonstration de la vérité, l'énoncé du verdict, bien qu'essentiels,
ne sont pas seulement l'objet des débats. Tout procès comporte une
volonté de redressement, un souci d'exemplarité. Il attire l'attention,
raconte une histoire, appelle une morale ". Pour construire cette
histoire et cette morale, " Hausner décide de construire la scénographie
du procès sur les témoignages ". Cette vision rompt avec celle du
procès de Nuremberg où les témoins étaient présents, non pour émouvoir,
raconter leur histoire, mais pour confirmer, commenter, développer
le contenu des documents écrits. La preuve écrite est la base même
du procès de Nuremberg. A cet égard, le procès d'Eichmann et Barbie
lui en doivent les preuves écrites les plus solides à l'encontre
des accusés. Ainsi, le télex qui fournit la preuve écrite de la
culpabilité de Barbie, vient des archives du procès de Nuremberg.
Néanmoins, pour Hausner, si " la preuve écrite est irremplaçable,
son éloquence est là, noir sur blanc. […] Quelques témoins, quelques
films sur les horreurs des camps de concentration, des piles de
pièces à conviction écrites […] n'[ont] pas réussi à toucher le
cœur des hommes ". De ce fait il choisit de faire reposer l'acte
d'accusation sur deux piliers :Les pièces à conviction et les dépositions
des témoins.
On retrouve les mêmes points de vue que ceux énoncés sur le procès
Barbie. Ainsi, pour Hausner, " Il était nécessaire pour le bon équilibre
de notre jeunesse qu'elle connût la totalité de la vérité sur ce
qui s'était passé, car ce n'est que par cette prise de conscience
qu'elle réussirait à comprendre le passé et à l'assumer ". Il ajoute
enfin que " Ce n'est que par la déposition des témoins que les événements
pourraient être évoqués au tribunal, rendus présents aux esprits
parmi le peuple d'Israël et parmi les autres peuples, d'une manière
telle que les hommes ne pourraient pas reculer devant la vérité
".
On retrouve des échos similaires dans les commentaires de Jean-Marc
Théolleyre, qui effectue plusieurs commentaires en ce sens. Ainsi,
pour lui, les témoignages sont " autant de récits, autant de détails
donnés pour parler de cet " inimaginable " à des jurés et à un public
qui, dans sa majorité les recevaient pour la première fois ". Le
témoignage rend donc vivant, réel, présent un passé infernal.
Ainsi, le devoir de mémoire passe par l'écoute des témoins ; tous
les témoins. Dans le documentaire de Marcel Ophuls, Hôtel Terminus,
ce dernier interroge le procureur général du procès Barbie Pierre
Truche et lui demande pourquoi deux témoins n'ont pas été cités.
Il s'agit de Michel Thomas et Julien Favet. Pour le premier, Pierre
Truche nous dit que pour lui " son récit ne collait pas. Vous savez,
il y a des choses qui étaient invraisemblables, mais le vrai peut
être invraisemblable. Or moi, je ne peux pas m'appuyer sur de l'invraisemblable,
même si c'est vrai . ". Jean-Marc Théolleyre va dans le sens de
Pierre Truche en soulignant, qu' " au-delà de l'émotion, l'accomplissement
de la justice commande de mesurer à son exacte valeur tout témoignage
dès lors qu'il porte une accusation précise " en écho aux propos
de Truche et des réactions de Vergès. C'est ainsi que Vergès avance
que si " la défense s'abstient d'intervenir contre des témoins qui
viennent dire ce qu'ils ont souffert car elle respecte leur souffrance,
comme elle respect leur combat. […] Mais il ne suffit pas d'être
déporté pour que l'on soit cru si l'on affirme que Barbie à volé
la tour Eiffel ". Ces propos sont avancés à l'encontre du témoignage
de Madame Gudefin. Témoignage qui sera gardé par Truche.
Néanmoins on peut s'apercevoir qu'il existe une différence de
nature forte entre un procès filmé et des documentaires comme Shoah
de Lanzmann ou Hôtel Terminus de Ophuls. En effet, dans ce dernier
documentaire, les deux témoins qui n'ont pas été cités à comparaître
par Truche et d'ont Ophuls parle, ont à eux deux une part de parole.
S'ils ne sont pas cités au procès, Ophuls se charge de transmettre
leur témoignage à travers son documentaire. Ainsi, des témoignages
qui ne peuvent être présent au procès, car susceptibles d'être remis
en cause, ont " la part belle " chez Ophuls. De ce fait, le documentaire
apparaît comme un complément au procès.
En ce qui concerne les méthodes de la pratique scientifique de
l'histoire, le témoignage est peu reconnu. Ainsi, quand Vergès met
en avant que les témoignages ont évolués, qu'ils sont fragiles et
incertains, cela entre en écho avec le jugement de certains historiens
sur les témoignages. En effet, les historiens manifestent souvent
leur méfiance à leur égard. Par exemple, Lucy Dawidowicz nous dit
que : " Les transcriptions des témoignages que j'ai examinés sont
pleines d'erreurs dans les dates, les noms des personnes, et les
endroits, et ils manifestent à l'évidence une mauvaise compréhension
des événements eux-mêmes ". Dès lors pour certains historiens positivistes
rien ne peut être sauvé du témoignage. Au fond cela nous montre
que l'on ne cherche à prouver en recourant aux témoignages. Ainsi,
quand Maître Castelli revient sur les témoignages de Lise Lesèvre
et Alice Vansteenberghe, il avance que ces témoignages nous ont
" bouleversées en exposant les humiliations, les déchéances de celles
que Klaus Barbie commençait par mettre nues, avant de s'acharner
sur elles. Ces femmes là, pourrez-vous jamais, comme moi, les oublier
? " En outre, Hausner nous dit que " mises bout à bout, les dépositions
successives de gens semblables, ayant vécu des expériences différentes,
donneraient une image suffisamment éloquente pour être enregistrée.
Ainsi espérais-je donner au fantôme du passé une dimension de plus,
celle du réel ".
Le témoignage fait surgir le passé dans le prétoire, il rend réel,
visible les atrocités, qui prennent corps sur les témoins, qui donnent
une image, une identité à l'horreur. Ainsi, l'émotion qui surgit
du procès permet tout à la fois de toucher, d'émouvoir, mais aussi
de rendre réel et transmissibles les horreurs du passé. L'émotion
qui est au cœur du procès est donc une émotion voulue, recherchée
pour marquer la mémoire. Ainsi, à l'inverse d'un bout de papier,
même preuve accablante de culpabilité, c'est le visage de Lise Lesèvre
ou Simone Kadoshe qui vont permettre de donner au procès sa dimension
pédagogique et donc son œuvre de mémoire. Il suffit de reprendre
les écrits de Jean-Marc Théolleyre pour s'en assurer. Quand le procès
arrive à sa conclusion il revient sur les événements marquants.
Il met en avant que " de l'avis de tous ceux qui ont suivi l'audience,
[les témoignages] furent alors les moments les plus poignants, les
plus émouvants, les plus éprouvants aussi pour ceux qui écoutaient,
mais plus encore pour eux-mêmes. Il leur a fallu faire ressurgir
les images, les cris, les douleurs, les chagrins du temps de cette
nuit où ils avaient quitté le monde des vivants ".
Ces douleurs qui ressurgissent ont fait écrire à la même personne
lors de la déposition de Madame Gudefin, que ce " fut pathétique,
indéfinissable par son ton, sa minutie et surtout une sorte de masochisme
qui la portait à tout vouloir faire revivre et partager d'une épreuve
qui pour elle fut atroce ". Cette dame prend elle-même conscience
de cet aspect déroutant quand elle s'adresse au président : " Monsieur
le président, excusez-moi, c'est affreux, c'est affreux. Ce n'est
pas possible d'être obligée de raconter ces choses comme çà ! ".
Mais comme le souligne Jean Marc Théolleyre, il fallait quelle les
racontent.
Cependant, là où le procès d'Eichmann se veut spectaculaire, le
procès Barbie, introduit une atténuation de cette tendance. En effet,
le témoignage n'est plus seulement là pour faire revivre le passé,
il est aussi présent pour étayer la culpabilité de Barbie. On peut
se souvenir des propos déjà cités tenus par le procureur Pierre
Truche. Nous venons de voir en quoi le procès de Klaus Barbie a
permis de susciter des émotions autour du témoignage des victimes.
Cette émotion là à pour objectif de toucher autant les témoins présents
que les témoins futurs à travers la retransmission du procès. A
côté de cette émotion qui constitue le pilier pédagogique, existe
une émotion plus conjoncturelle.
B. La longue série d'émotions du procès Barbie
Nous ne reviendrons pas sur l'émotion qu'ont suscité les victimes.
Elle constitue à elle seule " la raison d'être du procès ". Mais
à côté de cette émotion principale, d'autres moments ont ponctués
le procès et ont été source d'une kyrielle d'émotions.
1) L'arrivée de Barbie en France (la satisfaction)
L'arrivée de Barbie en France, a déclenché un sentiment de satisfaction,
ne serait-ce que pour les victimes qui avaient déjà porté plainte,
mais aussi et surtout pour l'un des instigateurs du procès : Serge
Klarsfeld.
8. Dessin de Plantu dans Le petit juge illustré, seuil, 1999, page
49-50
Le sentiment qui domine alors c'est la promesse tenue de la fin
de l'impunité des responsables de crimes contre l'humanité en ce
qui concerne la France. La loi de 1964 qui consacre l'imprescriptibilité
des crimes contre l'humanité fonctionne. Les criminels seront jugés
peu importe où ils se cachent, tôt ou tard ils le seront.
2) Avant le procès, la mise en tension dramatique
de Vergès ( la peur)
Rapidement la satisfaction est remplacée par la peur. Quand Barbie
choisit Jacques Vergès le ton est rapidement donné. Ce sera le procès
de la résistance. Ce sera le procès de Jean Moulin Dénoncé par Hardy
; le procès de la France collaborationniste. Car il est fier de
cette arrestation. Il veut en parler. Cet aspect demeure certains,
car Barbie publiera son " testament " le 15 octobre 1991, un feuillet
de 60 pages où il met en cause les époux Aubrac. Ce " testament
" sera rendu public par TF1. Il convient de signaler que Vergès
sera condamné pour diffamation pour avoir reproduit cette version
des faits. Le procès de Barbie fait donc peur. Peur pour la remise
en cause de l'histoire officielle de la résistance, d'un Jean Moulin
trahit par l'un des siens. Peur du procès de la France collaborationniste.
" Peur que l'accusé devienne accusateur ". Enfin, cette tension
voulue par Vergès, s'est vite essoufflée. Ainsi, même si au moment
de sa sortie du tribunal, peu après la condamnation a perpétuité
de Barbie, Vergès revient sur cet aspect de division de la France,
il demeure pour Jean-Marc Théolleyre que : " Le procès Barbie, annoncé
complaisamment comme celui de tous les dangers, aura finalement
atteint le but qui, par le plus grand nombre, lui était assigné
".
3) L'absence de Barbie (indignation)
Le dessin de Plantu (Fig 4.) résume parfaitement l'émotion ressentie.
Surgit alors nombre de questions sur l'impact de la disparition
de Barbie. Faut-il le ramener sur son banc enchaîné ? Les problèmes
de santé de Barbie lui permettent en dernier ressort d'éviter d'être
présent. Néanmoins, rapidement, l'attention se porte sur Vergès,
le responsable de cette stratégie de rupture. Samuel Pisar résume
l'impact de cet événement : " L'absence de Barbie est juridiquement
insignifiante et moralement immense. C'est une insulte à la justice,
de plus, elle signe sa lâcheté et l'inexistence de ses remords.
Mais en définitive elle n'ôte à son procès rien de sa nécessité
ni de son importance ".
4) " L'ennui " des grands témoins
Pour les commentateurs, le passage des grands témoins constituent,
sauf exception le moment le plus ennuyeux du procès. Jean-Marc Théolleyre
nous dit : " Les témoins d'intérêt général ont plus à dire que ceux
qui ont déposés sur les faits, en longueur, mais pas en qualité
". Effectivement, passé les témoignages des victimes, les propos
d'historiens sur l'idéologie nazi, la résistance ne peuvent créer
de semblables émotions. Le procès apparaît presque terminé, reste
les plaidoiries des parties civiles et de Vergès, mais l'essentiel
paraît être dit. En ce sens la désertion des journalistes est encore
plus grande à ce moment.
5) Le soulagement du verdict Le verdict est
donné le 4 juillet 1987, après presque 3 mois de procès. Ce n'est
pas un événement surprenant. Ainsi, pour Marek Halter " le procès
Barbie se termine sans que personne ne pavoise ", il ajoute aussi
que " le verdict rendu au palais de justice de Lyon rappellera aux
uns et aux autres qu'il ne s'agissait là que du procès d'un criminel
". C'est ce que voulait le procureur Truche : juger l'homme Barbie.
L'émotion suscitée par les victimes fonde toute la légitimité du
procès de Barbie. C'est cette émotion que l'on charge de faire œuvre
pédagogique vis-à-vis des générations futures. Mais qu'à t-on précisément
retiré comme sens à cette émotion ? Quel est le sens de tout ce
procès ? Il participerait, selon nous, à un impératif social de
mémoire.
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V. Un impératif social de mémoire, la force du
témoignage
Il convient de s'interroger d'où vient cet impératif, puis de
voir comment il a été formulé par les acteurs du procès.
A. Naissance du devoir de mémoire
" La mémoire de l'Holocauste doit concerner tout le monde, sans
exception, c'est une tâche indélébile pour l'humanité entière
" Jean Daniel (8 mai 1987)
Pourquoi un impératif de mémoire ? Il convient pour expliquer cela
d'analyser brièvement la notion de devoir de mémoire. Il ne s'agit
pas d'une liberté, mais d'une obligation, d'un devoir, c'est un
commandement auquel on se doit de se soumettre. Ce devoir échappe
à l'individu, il est commandé par la société dans son ensemble.
Ainsi, le témoignage est lui aussi commandé. Annette Wieviorka,
présente les prémisses de ce mouvement. Pour elle, tout commence
dans les camps. Les victimes de la déportation, ceux qui sont enfermés
dans des ghettos vont essayer de témoigner, en écrivant, en collectant
des informations, voir même prendre des photos au risque de leur
vie dans les camps de concentration même, a l'endroit précis des
chambres à gaz. C'est d'ailleurs le sujet de départ du livre de
Georges Didi-Huberman, les 4 photos de membres du Sonderkommando
d'Auschwitz. Ces hommes juifs chargés d'incinérer, d'enterrer les
leurs. C'est bien l'expérience de la Shoah qui est à l'origine de
ce mouvement de fond. Néanmoins, si au début les voix se sont vites
éteintes, les livres oubliés, peu à peu elles se sont fait entendre
à nouveau. Désormais, ces témoignages, sont collectés de façon "
industrielle ". Ainsi, en 1982 le Projet Fortunoff Vidéo Archives
for Holocaust Testimonies effectué par université de Yale, puis
en 1994 le Survivors of the Shoah Visual History Fondation de Steven
Spielberg qui correspond à un projet de substitution par les témoignages
de l'Histoire, de ce qui serait la Vraie Histoire.
Annette Wieviorka nous dit que le témoignage n'existe que " dans
la situation […] dans laquelle il est placé ". Ainsi, " chaque époque
trouve pour le témoignage un support différent :le papier, la bande
vidéo, la cour de justice, le documentaire. Même si le récité reste
identique dans ses composantes factuelles, il se trouve, suivant
les circonstances mêmes du témoignage, pris dans une construction
collective. Il fait désormais partie d'un récit plus vaste, d'une
construction sociale ". En effet, cet impératif social de mémoire,
est à la base d'une nouvelle identité des juifs. Dans nos sociétés,
il participe à tout un travail de mémoire, qui se concrétise à travers
des lieux de mémoire, le patrimoine…
Désormais le survivant doit s'honorer d'un devoir de mémoire auquel
il ne peut moralement se dérober. Témoigner revêt alors d'une importance
essentielle, il donne un sens à sa libération des camps de concentrations.
Mais après l'absence d'écoute à la sortie de la guerre, il y a une
peur chez d'anciens déportés d'être réduits à cet état, à cette
existence de déporté, et finalement d'être réduit, réifié, dépouillé,
parfois utilisé.
Annette Wieviorka se demande si l'historien peut moralement, face
à une personne vivante, être un " trouble-mémoire ". C'est-à-dire
en tant qu'historien rappeler que " des lignes de partage existent,
que tous les écarts ne sont pas réductibles ". L'Historien se retrouve
dans une situation impossible face à la souffrance des survivants.
Un tel aspect existe aussi pour le procès. La logique même du procès,
à savoir condamner quelqu'un et la logique propre du champ juridique
permettent néanmoins de dépasser cet aspect. Il y a un impératif
de justice. Il s'agit de juger un être vivant et les témoignages
doivent être rigoureux.
Pour l'Histoire, il en est autrement." Tout récit de vie est une
construction, mais aussi que cette construction-reconstruction est
l'armature même, la colonne vertébrale de la vie présente. L'Historien
se trouve placé devant un dilemme quasi impossible à résoudre car
deux morales s'opposent ". Ces deux morales sont le droit absolu
à la mémoire qui constitue l'identité même de l'individu, son être
même, face à la quête de la vérité de l'Historien. Pour Annette
Wieviorka, ce " conflit " peut être résolu, sans ignorer le témoignage.
En effet, il s'agit de ne pas d'attendre du témoignage des choses
qu'on ne peut y trouver, comme les dates, les chiffres… En revanche,
le témoignage est riche, car il est le fruit d'une personne qui
a traversé l'histoire, c'est la vérité d'une expérience et non des
faits.
Il y a un brouillage entre le témoin et l'historien : Ils se rencontrent
sur les mêmes scènes des écoles, des médias, des prétoires. Il y
aurait une sorte de rivalité. Néanmoins, pour Wieviorka, " le devoir
de mémoire assigne au témoin et à son témoignage une finalité qui
dépasse de loin le récit d'une expérience vécue ". Ainsi, l'expérience
concentrationnaire ne leur permet d'expliquer la montée du Nazisme,
par exemple. Wieviorka critique l'absence des historiens, des enseignants
face à la Shoah. Ils préfèrent déléguer aux survivants, aux films
l'enseignement de la Shoah. Ainsi, la connaissance viendrait de
la confrontation au réel, au " vrai " : le réel du vécu du déporté.
Nous l'avons vu, la force du témoignage vient dans sa capacité
à créer une intimité qui nous touche personnellement. Il y a deux
aspects qui ressortent pour Wieviorka de ces témoignages. Le premier
c'est la volonté de donner un nom, un visage, une histoire des victimes,
des morts. Ainsi, le mémorial des juifs de France de Serge Klarsfeld.
Le deuxième, il s'agit des vivants, des survivants. Le témoignage
s'adresse au cœur et non à la raison. Il suscite la compassion,
la pitié, la colère. Annette Wieviorka parle à cet égard de " pacte
compassionnel " entre le témoin et celui qui l'écoute. Il y a à
travers ce pacte, une identification aux malheurs de la victime,
une empathie avec sa souffrance. De ce fait, pour Wieviorka, " le
nazisme, la Shoah sont désormais présents dans l'espace public principalement
parce qu'ils ont dévastés la vie d'individus, des individus qui
ont triomphé de la mort ". Cela crée un malaise pour Wieviorka,
car pour elle, on ne peut être incité à réfléchir quand les sentiments
et les émotions envahissent la scène publique.
B. Un devoir en action lors du procès Barbie
Il y a une double question. Est-ce que le procès a rempli sa fonction,
quelle est cette fonction ? Quel est le sens, quelle leçon les commentateurs
tirent-ils de ce procès ?
Denis Salas invoque Marc Osiel, pour qui les grands procès pour
crimes contre l'humanité, ne sont pas un moment cathartique où une
communauté retrouverait la paix en désignant le bouc émissaire.
Ainsi, si " le procès demeure une cérémonie de reconstitution du
lien social, pour Osiel, l'essentiel est la reconstruction démocratique
qu'il opère. Il participe d'une délibération collective sur ce qu'est
le bien commun ". Selon Denis Salas, le procès participe à cette
délibération et il permet d'accéder à la vérité judiciaire. Ainsi,
" il faut chercher la vérité judiciaire plutôt dans la distribution
des rôles d'agresseur et d'agressé. Que raconte un procès pénal
sinon les faits et les circonstances de l'acte criminel ? Vers quoi
s'oriente t-il , si ce n'est vers le jugement final des coupables
et l'extinction de l'interminable dette des victimes ?[…] Les rôles
assignés au procès brisent une enveloppe mensongère. Ils restituent
sa place à une victime que le crime désigne comme coupable et que
le fait de survivre maintient dans la honte. En brisant l'enchaînement
bureaucratique du crime de masse, ils rendent lisibles les responsabilités
morales de chacun. A partir du moment où les positions sont inversées
par rapport au crime, les victimes accèdent à la vérité judiciaire"
.
Il ne fait aucun doute à Alain Finkelkraut que le procès à bien
réussi à juger un homme, mais en ce qui concerne la mémoire, elle
demeure vaine. Ainsi, pour lui, " on a dit un peu vite de ce procès
qu'il fut une grande leçon d'histoire à l'usage des jeunes générations
: son prix, au contraire, tient tout entier dans la volonté exprimée
et accomplie par la justice d'arracher -une dernière fois, peut-être-les
crimes nazis au linceul de l'histoire ". Dans le même sens, mais
en invoquant la supériorité de l'art en la matière Claude Lanzmann
réalisateur de Shoah, qui reconnaît qu'il peut avoir un avis partial,
mais pour lui " un procès n'apprend rien qui ne soit déjà su […]
Je sais qu'on a justifié ce procès au nom de ses vertus pédagogiques.
Je n'y crois pas et on s'apercevra dans les temps à venir. Tout
cela sera oublié, alors que Shoah [n.d.a. son film] ne sera pas
oublié ".
En revanche, pour d'autres le procès est exemplaire. Ainsi, pour
Bernard-Henry Lévy :" J'estime que ce procès ne s'est, au total
pas mal passé. Et quand je pense aux craintes que nous avions, quand
je songe aux milles pièges et embûches dont il était censé être
semé et dont il s'est apparemment si vite et bien tiré, je ne suis
pas loin, en effet, de le trouver proprement exemplaire. " Pour
Lévy, " ce qui m'a frappé, moi, ce qui m'a tout au long impressionné,
c'est l'extraordinaire sérieux avec lequel l'opinion publique française
a assumé, tout compte fait, son travail de deuil et de mémoire ".
Marek Halter abonde dans son sens, " Le procès Barbie, s'il a déçu
dans une certaine mesure, a néanmoins tenu son rôle. Il a fait la
preuve de la détermination d'un Etat de droit à surmonter tous les
obstacles afin de juger un criminel de guerre et il a permis de
rappeler à la France et au monde le souvenir des victimes ".
Ainsi, le procès a réussi à juger Barbie et même à faire œuvre
de mémoire, mais pas pour autant d'histoire. En effet, pour Marc
Robert, " Le procès a peut-être conforté l'histoire, non pas sur
le plan des connaissances, mais sur celui de la pédagogie au profit
du plus grand nombre, en somme des représentations de tout à chacun
". C'est l'émotion qui est ressortie triomphante sur l'histoire.
Eric Ghebali pense aussi dans ce sens :" Le procès Barbie a été
plus un travail d'une œuvre pour la mémoire que pour l'histoire
".
Ce sont les témoignages qui ont donné un sens à ce procès, une
raison d'être, ce sont ces témoignages qui ont fourni les principales
émotions et qui ont érigé ce procès en un véritable moment d'émotion.
En effet, à la question quel est l'essentiel du procès Barbie, Emmanuel
Lévinas répond " ce sera d'entendre dans ces témoignages, dans le
rappel des faits et dans toute cette souffrance humaine devenue
discours, textes, autre chose que des faits historiques vrais. ".
Les " témoignages, qui resteront comme l'essence et la raison d'être
de ce procès "
La personne qui aura le dernier mot c'est Elie Wiesel, qui donne
le ton au montage de 45 minutes d'images du procès qui sera diffusé
lors de l'émission La Marche du siècle et de façon journalière au
Musée d'histoire de la Déportation pour lequel il a été conçu. Le
procès entre au musée. Le film de 45 minutes devient ainsi un document
de mémoire. Ainsi, le réalisateur de cet extrait nous dit : " Qu'y
avait-il d'important ? Ce n'était pas Barbie lui-même. Toutes les
victimes entendues lors du procès évoquaient un devoir de témoigner.
J'ai choisi non de faire un résumé du procès ou un rappel de querelles
juridiques, mais de rassembler quelques témoignages, ceux qui étaient
les plus aptes à la seconde mission, celle de témoigner à l'écran-
racontant les arrestations, les tortures personnelles, le transfert
vers Drancy, les souffrances du voyage et de la vie dans les camps.
J'ai gardé ceux d'Elie Wiesel et d'André Frossard pour la conclusion
". Que nous dit Elie Wiesel ?
" Si je suis là c'est que c'est ma place, que je me dois d'être
avec les survivants, les victimes pour entendre leurs voix, pour
leur faire entendre la mienne, pour qu'ils sachent qu'ils ne sont
pas seuls.[…] Il s'agit plus [que de la justice]. Aucune justice
n'est possible pour les morts. Et le tueur tue deux fois. La première
en tuant, la seconde en essayant d'effacer les traces de son crime.
Nous avons à empêcher la seconde mort, car si elle avait lieu, ce
serait alors de notre faute ".
Reste qu'il convient de se demander dans quelle mesure nous ne
participons pas nous-même à ce devoir de mémoire ? Pour terminer,
le montage de 45 minutes du procès est " exemplaire " dans la mesure
ou il montre exactement la place de l'émotion dans la transmission
de la mémoire. N'est retenu dans cet extrait que les témoignages
les plus poignants. De Barbie, on ne retient que son " je n'ai rien
à dire ", des témoins on retient plutôt ce qu'ils ont dit.
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