Néanmoins, certaines associations de résistants saisissent la cour
de cassation pour lui demander d'élargir la notion de " crimes contre
l'humanité ". Celle-ci ne doit-elle pas s'appliquer à des cas comme
Gompel, juif et résistant qui a été déporté ? La chambre criminelle
de la cour de cassation décide le 20 décembre 1985 de redéfinir
les bases de l'instruction : " Un crime de guerre peut aussi
constituer un crime contre l'humanité dès lors que la victime a
été déportée par les nazis dans l'un des camps dont la vocation
était l'avilissement et la négation de la personne humaine.
" Cette redéfinition de la notion de crime contre l'humanité n'est
pas anodine et crée de nombreuses polémiques chez les parties civiles.
L'élargissement de cette notion constitue à elle seule un moment
d'émotion, car il offre à certains résistant le droit de se voir
reconnaître victime d'un tel crime, mais en revanche cela ne risque
t-il pas d'introduire la confusion. En effet, pour un auteur comme
Alain Finkelkraut, il y a une confusion, qui porte préjudice à la
spécificité du " traitement spécial " réservé aux juifs par les
nazis. Cet élargissement de la notion de crime contre l'humanité
explique donc la présence d'anciens résistants comme Lise Lesèvre
torturée dix-neuf fois par Barbie. Le procès se déroulera donc sur
les 4 dossiers précités dans la ville où Barbie à sévit : Lyon.
3) Les lieux du procès : " la capitale de la
résistance "
Le procès de Barbie se déroule dans le palais de justice de Lyon.
Car c'est à Lyon, et plus précisément à l'école militaire de santé
des armées que Barbie sévira. Sur ces mêmes lieux sera crée le Centre
d'Histoire de la Déportation et de la Résistance, musée qui
aujourd'hui diffuse des extraits du procès de Barbie. La ville de
Lyon est symbolique sur bien des aspects, c'est la " capitale de
la résistance ", là où Jean Moulin fut arrêté (plus précisément
en banlieue proche) et torturé. On comprend toute la symbolique
en considérant l'extension de la notion de crime contre l'humanité
en faveur de certains résistants. Il demeure intéressant de rappeler
que la cour d'assise de Lyon se fit " relooker ". Cela est d'autant
plus important que le procès est filmé. En effet, si l'on connaît
la théâtralité, la solennité des lieux d'une cour d'assise, cela
ne peut ne pas avoir d'effet sur l'interprétation des images par
les futurs spectateurs.
Greilsamer Laurent, journaliste au Monde revient en 1994 (9)
sur l'aspect de la salle d'audience, en la comparant notamment avec
celle du procès de Paul Touvier :
" En 87, l'obersturmführer SS Klaus Barbie avait comparu devant
ses juges sur un podium situé à 1,76m du sol. Une simple paroi vitrée
latérale à l'épreuve des balles assurait sa protection. Mais en
vérité son perchoir la garantissait mieux que tout. Le public ne
le découvrait, au mieux que de ¾. Ses victimes, assises en contrebas,
étaient contraintes de lever la tête pour observer son profil d'oiseau
de proie. " La mise en scène judiciaire était pompeuse. D'entrée,
elle écrasait. Le marbre de Carrare, les pilastres et les piliers,
les encorbellements en stuc y contribuaient fortement. Sans compter
la lumière froide et pâle qui tombait de trois coupoles à verrières
dominant ce prétoire d'occasion. " Ainsi, au décor dessiné par Baltard
au XIX siècle " s'étaient surajoutés des structures métalliques
et des panneaux d'un blanc cru transformant le tout en un immense
théâtre. Deux architectes avaient encore magnifié le tout par des
éclairages indirects. Bref, la justice se présentait en majesté.
Solennelle et intimidante, par essence répressive… on jugeait un
nazi. " En revanche pour Touvier, le même journaliste considère
que " la cour d'assise des Yvelines ressemble à une salle de cinéma
d'art et d'essai. C'est dire si la panne symbolique est totale.
"
On ne peut donc ne pas prendre en compte cet aspect symbolique
de la justice en action qui caractérise fortement le cadre du procès
de Barbie. Les lieux sont solennels. Nous voyons la justice entrain
de faire son œuvre. Cette symbolique ne peut pas ne pas marquer
les futurs spectateurs. En outre, la ville de Lyon symbole de la
résistance, connut pendant la tenue du procès de Barbie, la diffusion
de tracts antisémites, notamment dans les lycées. Cet événement
programmé, fut donc attendu par les journalistes, mais il sembla
pendant un moment qu'il ne se révèle n'être qu'un non-événement.
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Palais Justice de Lyon
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Barbie et Vergès (son avocat)
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B. Sous les médias, l'événement
Il convient de voir en quoi ce
procès est un événement programmé, qui confronta les acteurs au
risque de non-événement.
1) Le procès comme événement programmé
Les événements qui ont lieu avant et pendant le procès participent
à une montée de la tension dramatique jusqu'au jugement final. Ainsi,
comme le note Denis Salas, " toute la cérémonie judiciaire converge
vers ce moment final, libérateur. Car si le temps de la poursuite
est imprescriptible, celui du jugement est bel et bien définitif
(10)". Un procès crée donc toutes les conditions
à la production d'un événement, un événement judiciaire. Mais le
procès de Klaus Barbie n'est-il qu'un événement judiciaire ? Pour
Guillaume Mouralis de façon plus générale, le procès " peut apparaître
comme un événement socio-historique dans la mesure où il révèle,
cristallise et accélère des processus généraux de transformation
des rapports entre droit et société ". Nous verrons plus précisément
par la suite a quelle classification appartient le procès de Barbie.
Il demeure qu'un procès requiert l'ensemble des ingrédients requis
pour faire événement. Il y a un ou des accusées, une ou des victimes.
Les rôles sont facilement identifiables. On sait qu'à la fin la
justice les départagera. Rien n'est donné, rien n'est garanti. En
effet, un procès peu échouer suite à une erreur dans la procédure.
De plus, la justice est productrice d'un savoir spécifique sur le
passé, car au moment du verdict l'histoire officielle est donnée.
En outre, un procès est un événement qui produit de l'événement,
car les parties ont un lien entre le présent judiciaire et le passé
criminel et leur présence physique est requise. En effet, la procédure
judiciaire, la simple confrontation des victimes et de l'accusé
suffisent à créer une multitude de " petits événements ". Ainsi,
la manière dont la justice rend compte du passé à une incidence
sur la réception d'un procès et sur sa constitution en événement.
Reste que le procès Barbie, événement attendu, programmé ; procès
d'une ampleur " extraordinaire " sembla tomber en non-événement.
2) Les acteurs du procès face au risque de non
événement
Le procès de Klaus Barbie est un événement annoncé, programmé.
Le statut de cet événement existe donc avant qu'il ne se produise
factuellement. Il demeure néanmoins autour de ce procès une incertitude
relative quant à sa tenue. En effet, Klaus Barbie, ou Klaus Altmann
comme il prétend s'appeler, invoque son statut d'otage. Il nous
dit le 13 mai 1987, et les déclarations préalables de Vergès n'ont
fait qu'aller dans ce sens avant le procès, qu'il se " considère
ici comme un otage et non comme un détenu…Je n'ai donc pas l'intention
de paraître devant ce tribunal. Je vous demande, Monsieur le président,
de me faire reconduire à la prison Saint-Joseph. "
Barbie ne sera plus présent au tribunal, sauf lorsque le procureur
Truche demandera de faire vernir Barbie pour le confronter avec
les témoins ou parties civiles qui n'avaient jamais été mises en
sa présence durant l'instruction. Mais malgré cette obligation d'être
présent, Klaus Barbie se considère comme juridiquement absent. Certains
commentateurs, comme Claude Lanzmann y voient une stratégie classique
de Jacques Vergès dite de " défense de rupture ". Cette défense
consiste à nier le droit des juridictions nationales de les juger.
Claude Lanzmann (12) pense que cette stratégie
obéit à un désir, d'un fantasme profond de Jacques Vergès d'être
lui-même l'accusé.
Il demeure donc que l'avocat de Barbie a proclamé avant le procès
qu'il n'aurait pas lieu et qu'en sus la France y aurait tout intérêt.
Ainsi, l'accusé pourrait devenir l'accusateur de la France résistante.
Mais comme le souligne Claude Lanzmann, les paroles de Vergès n'ont
pour seul public que les médias. Cette annonce permet de renforcer
la tension dramatique autour de ce procès. Ainsi le procès, qui
selon la logique normale doit avoir lieu, pourrait ne pas avoir
lieu. L'événement programmé, annoncé pourrait ne pas se produire.
Il faut y voir dans cette tension dramatique un effet médiatique,
mais cette dramatisation à des conséquences sur chaque acteur, du
président au procureur général.
Ce qu'il convient de retenir dans ce phénomène pour Jacques Givet
(13), c'est que Jacques Vergès fait tout pour
introduire du pittoresque. C'est-à-dire, qu'il essaye de détourner
l'attention du public des réalités judiciaires, politiques, historiques
et humaines. Ainsi, les photos de Vergès dans son bain de mousse
participent à ce phénomène.
La non présence de Barbie a t-elle mis en échec l'événement annoncé
? Avant toute chose, l'absence de Barbie s'est voulu comme un coup
de théâtre. Pour Salomon Malka (14), " la désertion
de Barbie était censée focaliser l'attention des médias sur Vergès,
éloigner les journalistes, vider le procès de son contenu "(15).
Au début du procès 900 journalistes venus d'Europe et du monde entier
sont présents. Ils sont présents pour diverses raisons correspondent
à l'intérêt particulier que porte leur pays sur ce sujet. Néanmoins,
on peut penser que la présence de Barbie en constitue la raison
principale. En effet, comment interpréter la désertion des journalistes
au moment de son retrait du prétoire ? Un article du monde fait
écho a cet aspect des choses en titrant : " les médias au théâtre
" (16) quand Barbie revient dans la salle d'audience.
Salomon Malka décrit l'ambiance du premier jour du procès :
" Pendant les dix premières minutes au cours desquelles les
photographes et cameramen ont été autorisé à opérer librement, on
n'a entendu rien d'autre que le cliquetis des appareils et vu rien
d'autre que ce visage. " Barbie sourit ", titrait Libération (12
mai 1987). […] Tension dans la salle pendant que là-haut, juché
au balcon, Ladislas de Hoyos commente en direct pour TF1 l'entrée
de l'accusé dans la salle" (17).
C'est essentiellement Barbie, son visage, son sourire qui intéressent
les médias. Quand il disparaît, le nombre de journaliste choit considérablement
! La question demeure celle là : que reste t-il du procès Barbie,
sans Barbie ? André Naeff, envoyé spécial de la Tribune de Genève
donne une réponse et revient sur son hésitation à faire ses valises.
" Privé de son principal acteur, ce procès perd-il tout son impact
historique, son pouvoir d'élucidation ? Cela dépend de nous les
médias. Sans l'affaire Barbie, je n'aurais sans doute jamais entendu
parler des enfants d'Izieu. J'avais, comme beaucoup d'entre eux,
six ans à l'époque : ils sont morts, je suis vivant. Le moins que
je puisse faire, c'est de répandre leur témoignage. Je retournerai
donc à Lyon retrouver ma chaise n°45. Même sans le rictus de Barbie,
en face de moi" (18). En 1993, le présentateur
de l'émission " La marche du siècle " qui diffuse un extrait du
procès Barbie, nous explique dans Le Monde du 6 septembre 1993 que
" Le procès Barbie n'est qu'un prétexte, une occasion. Il s'agit
pour nous de montrer ce qu'à été la Résistance, la guerre, l'Holocauste".
Jean-Marc Théolleyre, journaliste au Monde, se félicite de la disparition
des journalistes qui ont soif de sensationnel. En effet, cette médiatisation
du procès, provoque certaines réactions. Alain Touraine " regrette
que ce qui devait être une réflexion soit devenu un spectacle"
(19). Mais à travers ces propos d'Alain Touraine,
c'est le sens du procès Barbie, de l'événement qui est en discussion.
Nous reviendrons par la suite sur le sens qui est donné au procès
de Barbie.
Pour Bernard-Henry Lévy, " il y a eu des journalistes, des avocats,
des observateurs de toute espèce pour estimer qu'on les avait volés
et que le spectacle leur échappait. Ils nous parlaient de " Mémoire
". Ils nous parlaient d'" Histoire ". Ils nous rabattaient les oreilles
avec leur louable souci de tirer parti de l'occasion pour faire
de la " pédagogie ", de l' " instruction civique ", etc.. Et ils
ne s'intéressaient en réalité qu'à l'aspect théâtral, spectaculaire
justement, de toute l'affaire" (20).
Mais cette émotion que les journalistes cherchaient dans Barbie,
ils vont la retrouver ailleurs, chez un acteur souvent relégué en
arrière plan : les victimes, les témoins. Sans aborder précisément
pour l'instant leur impact spécifique, cette rupture qui a vu l'émergence
du témoin, nous nous pencherons sur le rôle qu'ont tenus les principaux
acteurs du procès, quel rôle ils s'attribuent.
haut de page
Notes de bas de page
(1) Annette Wieviorka, l'ère du témoin,
Hachette, Paris, 1998, p. 16.
(2) Paul Zawadzki, " Travailler sur des objets
détestables : quelques enjeux épistémologiques et moraux ", Revue
Internationale des Sciences Sociales, n°174, décembre 2002, pages
571-579.
(3) Ibid., p. 571
(4) Béatrice Pouligny, " Une éthique de responsabilité
en pratique ", RISS, op. cit., p.588.
(5) Annette Wieviorka, l'ère du témoin, Hachette,
Paris, 1998, p. 81
(6) Robert Badinter, " avant-propos ", Barbie,
Touvier, Papon, Des procès pour la mémoire, Edition Autrement, Paris
, p.6.
(7) Michel Zaoui, Barbie, Touvier, Papon, Des procès
pour la mémoire, op. cit. , p. 53
(8) Jean-Paul Jean et Denis Salas, Barbie, Touvier,
Papon, Des procès pour la mémoire, op. cit., p. 9
(9) Greilamer Laurent, Le Monde du 22 mars 1994,
page 10
(10) Denis Salas, " La justice entre histoire
et mémoire ", in Barbie, Touvier, Papon, Des procès pour la mémoire,
Edition Autrement, n°83, Paris, p. 24.
(11) Guillaume Mouralis, " Le procès Papon, Justice
et temporalité ", Terrain, n°38, mars 2002, p. 56.
(12) Interview donnée au Nouvel Observateur, extrait
intégral in Archives d'un procès : Klaus Barbie, Livre de Poche,
1987, p189 à 191.
(13) Ancien résistant déporté. Texte publié in
Archives d'un procès :Klaus Barbie, op. cit., p 183-188
(14) Directeur de Radio Communauté en 1987.
(15) Salomon Malka, " Roman de presse ", in Archives
d'un procès : Klaus Barbie, op. cit. , p. 353
(16) Article du monde, jeudi 28 mai 1987, " les
médias au théâtre ", p. 12
(17) Salomon Malka, " Roman de presse ", in Archives
d'un procès : Klaus Barbie, op. cit. , p. 351.
(18) André Naeff, cité in Salomon Malka, " Roman
de presse ", propos émis le 18 juin 1987.
(19)Alain Touraine, in Le Monde du 27 mai 1987,
p 2.
(20) Chroniques de Bernard-Henry Lévy, du 21 juin
1987, publié dans le journal du Dimanche.