II. Les Acteurs du procès de Klaus Barbie
Si l'on considère un procès comme une " agence d'exécution ", les
rôles tenus par les acteurs sont définis de façon stricte par la
loi, la procédure judiciaire... On retrouve donc l'accusé, la défense,
les parties civiles, les témoins de la défense et de l'accusation,
les magistrats du parquet… Le jeu est dual et il est géré par le
président de la cour d'assise. Des tiers, à savoir, le public, les
médias sont aussi présents.
A. L'accusé
L'accusé, c'est Klaus Barbie, le " boucher de Lyon ". Nous ne reviendrons
pas sur son passé rapidement présenté auparavant. Certaines personnes
ont essayé de savoir qui était Barbie. C'est le but affiché du documentaire
de Marcel Ophuls ; Hôtel Terminus. Qui est Barbie ? Comment est-il
devenu Nazi ? Pourquoi et comment a t-il commis ces atrocités ?
De Barbie, à part quelques documents d'époque, comme sa fausse
carte d'identité au nom de Klaus Altmann et de rares photos qui
n'ont jamais permis de l'identifier formellement, les chargés de
l'accusation ont peu d'images. Il faut notamment attendre 1972 et
le reportage de Ladislas de Hoyos pour avoir des images qui l'identifient
formellement.(voir ci-dessous à droite)
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Barbie jeune
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Barbie en uniforme
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Barbie à Lima
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Quand il arrive en France, c'est 10 années après le reportage.
Mais il faut attendre le procès pour avoir les photos. On y voit
un homme âgé. Il est né le 25 octobre 1913 à Bad Godesberg. En 1987,
c'est un homme de 74 ans qui comparait pour crime contre l'humanité.
Il a été hospitalisé le 31 janvier 1987 pour des difficultés urinaires
. Il sera opéré pour la deuxième fois en France le 7 février 1987
(la première fois le 6 mars 1983). Il n'est pas autant fait état
de son âge par rapport à Papon. Pour Lucie Aubrac se jugeant " pédagogue
", s'est dit en voyant Barbie : " Ca va être affreux, les gens vont
avoir pitié ", car si les nouvelles générations ne connaissent les
Nazis qu'à travers des films où ils se comportent comme des brutes,
ils n'ont jamais vu " un type qui était devenu vieux et grand-père
" Cependant, le visage de Barbie va rapidement disparaître de la
cour d'assisses. En effet, le 13 mai, soit le 3ème jour du procès,
il annonce qu'il ne paraîtra plus à l'audience, car il trouve illégitime
sa détention. Il fera un bref retour pour écouter la déposition
de nouveaux témoins, puis on l'aperçoit pour les derniers jours
du procès.
- Portrait d'un Nazi: Quelle est la description que les témoins
font de Barbie ?
Il apparaît difficile pour certaines témoins de reconnaître Klaus
Barbie. Ainsi, monsieur Bonnat reconnaît avoir vu Barbie alors qu'il
ne l'avait jamais dit à ce jour. Il répond : " Non parce que j'avais
des doutes. Et puis tout ça m'a travaillé à l'intérieur. C'est revenu
après l'instruction ". Reconnaître Barbie n'est pas si évident,
comme si les souvenirs étaient trop bien refoulés. En revanche pour
certains cela saute aux yeux. Ainsi, Monsieur Courvoisier nous dit
: " Je le reconnais à ses yeux enfouis sous ses sourcils, toujours
les-mêmes, toujours ce regard de chacal. Je sais bien que je ne
devrais pas dire ce mot ici, mais que voulez-vous… ". Lise Lesèvre
connaissait de " réputation " avant de le rencontrer dans les salles
de tortures. Elle retient ses yeux qui " outre leur mobilité et
le fait qu'ils étaient très clairs, avaient quelque chose d'étonnant
:quand il frappait, les pupilles se dilataient. Il éprouvait une
jouissance manifeste à frapper ". Léo Reifman reconnaît Barbie lors
de l'arrestation des enfants de la colonie d'Izieu : " C'est Barbie,
je le sais. Même profil, même visage anguleux, même silhouette.
C'est resté gravé dans ma mémoire ". Simone Lagrange (kadoshe) a
eu le malheur de le rencontrer Barbie à la prison de Montluc. Lors
de sa première apparition " Barbie […] portait un chat dans ses
bras. Il le caressait. Je n'avais pas peur, il ne ressemblait pas
aux S.S. que l'on racontait aux enfants […] Il est venu vers moi,
il m'a caressé sur la joue, il m'a dit que j'étais mignonne [quand
les parents ne peuvent lui dire où habitent ses frères] Barbie a
tiré sur la résille qui retenait mes longs cheveux blonds. Ils se
sont déroulés, il a tiré dessus de toutes ses forces et j'ai reçu
la première paire de gifle de ma vie ". Plus tard, à la prison de
Montluc, Barbie voulant toujours savoir où habitaient ses frères
est venu la chercher. " Il arrivait avec son sourire mince comme
une lame de couteau. Cela a duré sept jours, coups de pied, coups
de poing sur les plaies mal refermées de la veille. Le premier soir,
il m'a ramené lui-même à Montluc, j'étais un pansement sanguinolent.
Il m'a jeté dans les bras de ma mère en lui disant : " voilà ce
que tu as fait de ta fille. "
" Barbie sourit ", titrait Libération (12 mai 1987), il reste distant
et le deviendra encore plus quand il refusera de comparaître. D'ailleurs
son état de santé laisse craindre selon certains médecins des risques
cardiaques. Néanmoins, Barbie est identifié par ses yeux, ses oreilles,
son sourire. Quel est le rôle alloué à Barbie dans ce procès ? C'est
l'accusé, c'est le prétexte pour Cavada, dans son émission la Marche
du siècle en 1993. Dès lors, Barbie n'est plus le personnage central
du procès. Il reste, néanmoins le " boucher de Lyon ". A la question
qu'on lui pose, à savoir comment un psychanalyste appellerait Barbie,
Gérard Miller répond " il l'appelle, comme tout le monde, un monstrueux
assassin ". Barbie est donc décrit comme un assassin froid, un rapace
penché sur son perchoir, qui ne répond que " nicht zu sagen " aux
témoins et victimes. Ce " rien à dire " qui renforce cette image
de prédateur froid et calculateur.
Dans cet événement qu'est le procès Barbie, c'est son avocat, seul
au début qui va se substituer à lui. Cet avocat c'est Jacques Vergès.
B. La défense : l'avocat Jacques Vergès
Cet avocat médiatique, a un passé énigmatique et chaotique. Il
a été l'avocat du FLN, et on ne sait ce qu'il est devenu pendant
une dizaines d'années. Le rôle que s'est assigné Vergès, c'est de
parler des crimes de la France en Algérie, c'est de parler de la
France collaboratrice, son rôle c'est de faire peur. Vergès l'a
souvent dit et il le répète, même après le verdict : Ce procès n'a
qu'un seul objectif c'est diviser la France. Il joue sur les peurs
françaises, car il espère bien que le procès de Barbie n'ait pas
lieu. Néanmoins, après la disparition de Barbie, Vergès reste seul,
il reste seul devant les caméras. Ainsi, pour Bernard-Henry Lévy,
" c'est le premier procès, à ma connaissance dont le " héros " ne
soit pas l'accusé mais son avocat. "
5. Dessin de Plantu dans Le petit juge illustré, seuil, 1999,
page 52
Vergès remplace, voire phagocyte Barbie dans le procès. Dès lors,
" les journalistes de radio n'ont pas eu tort de confondre l'accusé
et son avocat. Quand on écrira plus tard l'histoire de ce procès,
on pourra le décliner sous diverses formes : Barbie-Vergès, Vergès-Barbie…
". Au sortir du tribunal, quand la condamnation de Barbie est tombée,
Vergès est hué, sifflé. Claude Lanzmann, pour parler de cette situation,
avance des critères psychologiques. Pour lui, Vergès à un fantasme
profond : celui d'être lui-même l'accusé . Pour rester dans une
terminologie psychologisante, Vergès cherche à produire un transfert
de l'attention vers lui, de juger Barbie à travers son rôle d'avocat.
Au regard du comportement du public à son égard, il peut apparaître
qu'il a réussit à être assimilé à Barbie, à représenter l'ennemi.
A cet égard, beaucoup de personnes s'interrogent sur un éventuel
antisémitisme de Barbie, c'est ce que cherche à savoir Ophuls dans
son documentaire et ce qu'avance Jacques Givet dans son portrait
dans le livre qui se veut l'archive d'un procès, sous la direction
de Bernard-Henry Lévy. Ainsi, Vergès militant d'extrême gauche rejoindrait
l'extrême droite sur un antisémitisme commun et qui expliquerait
qu'il n'a aucun mal à passer d'un côté et de l'autre, puisqu'ils
se touchent à cet endroit. Vergès se trouve donc assimilé à Barbie,
lui aussi semble alors être un antisémite.
Avec la condamnation de Barbie, c'est Vergès qui trinque. On parle
de l'effondrement de celui qui a fait douter de l'ouverture du procès,
celui qui a mit en avant les dangereuses révélations, tombe sous
le rouleau de critiques. Bernard-Henry Lévy parle du " côté bidon,
frelaté du personnage " Il convient de remarquer, qu'au cours du
procès Vergès se fera épauler par deux avocats Me M'Bemba du barreau
de Brazzaville et Me Bouaïata, du barreau d'Alger, pour appuyer
sa thèse sur les crimes commis par la France dans ces pays.
C. L'accusation, les parties civiles
Face à Klaus Barbie et à Jacques Vergès, 39 avocats représentent
les parties civiles dans toute leur diversité : anciens déportés
juifs, anciens résistants déportés…Parmi eux se trouve Serge Klarsfeld
: " l'homme par qui tout a commencé " véritable instigateur et enquêteur
qui a étayé le dossier du procès. Quand le Monde titre le 10 et
11 mai 1987, que le procès sera l'affrontement de Serge Klarsfeld
" militant de la mémoire " contre Vergès " Un maître iconoclaste
", il s'agit de réduire le procès à ce duel. Vergès, lui, considère
que le procureur Truche est son seul adversaire sérieux.
Sans entrer dans la réduction du procès à ce duel, nous montrerons
avec les plaidoiries de quelque uns des avocats des parties civiles
le rôle qu'ils s'attribuent. Pour Klarsfeld, " ce n'était pas
une plaidoirie, c'était une introduction : il me semblait important
de faire rentrer tous ces enfants dans le prétoire ". Pour ce
faire, il nomme les enfants qui sont morts, lit leurs dernières
lettres… Les avocats des parties civiles, s'associent à la démarche
de mémoire. Pour maître Jakubowicz : " C'est […] au titre de
l'avenir et notamment de l'avenir juif fidèle à sa mémoire et à
son passé que je suis devant vous. Car ce procès est un procès pour
l'avenir, pour l'espérance ". Pour Maître Andreani-Jungblut,
" Ma présence ici témoigne simplement de ma solidarité avec l'humanité
". Maître Roland Dumas, revient sur la plaidoirie de Klarsfeld :
" Voyez-vous, ce n'est finalement pas le hasard si Serge Klarsfeld
qui combattit le premier et moi qui plaide aujourd'hui le dernier,
pour les parties civiles, ont eu l'un et l'autre un mort le même
jour, le premier pour avoir protégé des vies, l'autre après avoir
dit aux siens : " ce que je fais, c'est pour vous que je
le fais. " Enfin, maître Vuillard dit : " Nous sommes tous main
dans la main - avocats, témoins, victimes. Debout les morts ! ".
Il ressort des plaidoiries des avocats, que s'il faut condamner
Barbie, ce n'est pas seulement pour les crimes contre l'humanité
qu'il a commis, mais aussi pour la mémoire. En fin de compte pour
maître Zaoui : " Etre partie civile dans un procès […] c'est
être reconnu par l'institution judiciaire, donc par la collectivité,
dans sa qualité de victime ". Le procès en lui-même participerait
à reconnaître la souffrance des victimes, et, en fin de compte,
à les intégrer dans une communauté d'émotion qui permette une "
reliance " selon le sens développé par Michel Maffesoli . Le rôle
que s'attribuent alors les parties civiles, c'est de faire œuvre
de mémoire, faire en sorte que les crimes ne soient pas oubliés.
6. Dessin de Plantu dans Le petit juge illustré, seuil, 1999, page
52
D. Les médias, un procès filmé pour la mémoire
Le procès de Barbie, comme les autres procès français à l'encontre
des crimes contre l'humanité dit de " seconde épuration ", est filmé.
Ainsi de Nuremberg jusqu'à Papon ces procès sont filmés dans leur
intégralité. Ces caméras, qui ne sont pas celles des journalistes
constituent un acteur à part entière. Ce sont les témoins du futur.
Certains acteurs parlent aussi bien aux publics présent dans la
salle, qu'au téléspectateur du futur. Cette idée du procès filmé
participe à une vision pédagogique du procès. C'est avec le procès
Eichmann qu'apparaît pour la première fois et dans tout son sens
le thème de la pédagogie et de la transmission. Ce thème est aussi
fortement présent dans le procès Barbie. Les acteurs du procès font
parfois, voir souvent, référence au fait que le procès est filmé
et que les témoins parlent pour la postérité.
7. Dessin de Plantu dans Le petit juge illustré, seuil, 1999, page
50
C'est la loi du 11 juillet 1985 qui autorise la constitution d'archives
audiovisuelles de la justice, qui ne concerne que les procès à caractère
historiques dont le caractère aura préalablement été reconnu. La
diffusion n'est permise qu'après 20 ans et après autorisation judiciaire.
La diffusion et la reproduction étant libre après un demi-siècle.
Il convient de voir la difficulté qui existe autour de l'image,
du récit sur les camps de concentration, comme dans le dernier livre
de Georges Didi-Huberman, Images malgré tout , pour comprendre que
les camps de concentrations ont eu du mal à sortir d'un discours
sur l'impensable, l'inimaginable, l'innommable. En effet, pour de
nombreux auteurs, comme G. Wajcman, et cela à été sans aucun doute
renforcé par le comportement de la société qui ne voulait ni voir,
ni entendre, on ne peut décrire, montrer les camps de concentrations.
Le souhait d'installer des caméras dans le prétoire, de faire parler
les témoins, montre qu'il n'en est rien, que tout cela a été malgré
tout fait, pensé, orchestré par des être humains, et que cela est
pensable, compréhensible. A ce titre, il convient de voir l'importance
qu'à revêtus certains documentaires comme celui de Claude Lanzmann
: Shoah. De plus, le documentaire de Resnais, nuit et brouillard
et la très célèbre série américaine qui retrace les camps de concentration
: Holocauste (série TV 1977, vue par 120 millions de personnes aux
USA), participe à une mise en image, à une mise en récit, ce qui
est la base même de l'histoire.
Nous avons précédemment soulevé que 40 années se sont écoulées,
40 années où le récit de la seconde guerre mondiale et de l'holocauste
se sont développés. Il demeure intéressant de remarquer, dans l'une
de ses rares interventions, que Klaus Barbie a utilisé ce développement
du support visuel comme moyen de négation du vécu des victimes.
Ainsi, Barbie réplique au témoignage de Madame Gudefin : " Cette
dame est trop allée au cinéma, et elle raconte maintenant le film
qu'elle y a vu ".
En fin de compte, l'enregistrement du procès vise à fournir un
support pédagogique aux générations futures, qui sont nées longtemps
après la Shoah et les camps de concentrations. Le procureur général
Truche souligne cette dimension du procès : " Vous savez que ce
procès ira à son terme. Et, dans un certain nombre d'années, les
personnes qui seront admises à voir et à entendre l'enregistrement
intégral de ce débat, se demanderont : mais comment se fait-il qu'il
n'ait rien à dire de tout cela ? " Même les témoins prennent en
compte cet aspect transmissible du procès. Ainsi, Pierre Durand
cité à comparaître comme témoin par la FNDIRP ( Fédération Nationale
des Déportés, Internés, Résistants et Patriotes) nous dit que "
ce n'est pas parce que 42 ans ont passés qu'il ne faut plus en parler.
(…) Nous sommes aujourd'hui peu de survivants ; nos voix s'affaiblissent.
Il était bon de les faire entendre encore pour montrer à ceux qui,
dans 20 ans ou 50 ans, verront l'enregistrement de ce procès, que
nous avons tenu notre serment ".
Nous serons autorisés à voir des extraits de ce procès lors de
l'émission La marche du siècle du 8 septembre 1993. L'intégralité
du procès est régulièrement diffusée sur la chaîne câblée Histoire
depuis 2000.
Enfin, comment ne pas omettre le rôle que les médias ont et ont
voulu tenir dans le cadre de ce procès. Si nous avons précédemment
abordé la place que les médias occupent dans cet événement, nous
nous reproduirons que quelques commentaires sur les médias. On souligne
déjà au procès de Barbie la part importante des médias. Plus de
900 journalistes, ce qui dénote l'attrait du procès de Barbie. Mais
comme nous l'avons indiqué, si de nombreux journalistes sont partis
lors du refus de comparaître de Barbie un nombre notable de journalistes
sont restés, ceux qui cherchaient autre chose que l'aspect purement
sensationnel de Barbie et de l'éventuel discussion de l'affaire
de Caluire (lieu où Jean Moulin a été arrêté). Les journalistes
souhaitant continuer d'assister aux audiences voulaient participer
au devoir de mémoire, a l'obligation qu'ils ont ressenti de retransmettre
la souffrance des victimes. Car sans ces victimes il ne resterait
plus rien du procès. Ce devoir de mémoire s'est traduit par l'enregistrement,
la transcription de la parole des victimes. Ainsi, pour Salomon
Malka, c'est " le ton général (les témoignages, encore les témoignages…)
"qui prédomine. Il suffit pour ce faire de regarder la place importante
des citations dans les quotidiens nationaux Le Monde et Libération
pour s'en convaincre.
En outre, avec la disparition de Barbie, le sensationnalisme disparaît,
les journalistes qui sont restés se sentent investi d'une mission
pure et brocardent ceux qui sont partis avec Barbie. Ainsi les journalistes
sont entrés dans la tonalité générale du procès : La mémoire, l'empathie
avec les victimes. Rien n'en réchappe. Cette tonalité reste, perdure
encore jusqu'en 1993, lors de la diffusion télévisée d'un montage,
panégyrique de l'horreur, de 45 minutes du procès. On revient sur
les témoignages qui marquent. On retrouve en 1993, un extrait de
la déposition de Madame Simone Lagrange (Kadoshe) : " Tout d'un
coup, au camp, parmi les prisonniers, j'ai aperçu mon père. Elle
s'arrête. Jette un œil vers ses frères et sœurs, dans la salle,
et l'on pressent qu'elle ne leur a jamais raconté ce qu'elle va
raconter. " Un allemand m'a dit : c'est ton père ? Va l'embrasser
! Il a fait signe à mon père, qui s'est approché. Il l'a fait mettre
à genoux, et… Elle s'arrête encore. Et il lui a tiré une balle dans
la tête . "
Cette confession, qui s'offre à nous, que ni ses frères et sœurs
ne connaissaient, nous plonge dans la vie de cette femme, dans leur
malheur. Comme le souligne Georges Didi-Huberman, il est tentant
de tomber dans une esthétique de l'horreur quand on parle des camps
de concentration. Néanmoins, pour Salomon Malka : " ce travail de
mémoire, la presse l'a fait dans son ensemble. Honnêtement. Convenablement.
Privilégiant les faits, la couverture strictement informative, sur
le commentaire et l'éditorial "
Ce qui est nouveau à Lyon, c'est l'ampleur du phénomène de médiatisation
qui ne cesse depuis lors de croître. Avec le procès de Maurice Papon,
la médiatisation ne fait que s'accentuer. Néanmoins, le procès Barbie
a été relativement protégé de ces excès. Mais n'est-ce pas par la
rupture d'intelligibilité qui s'est produite ? En effet, auparavant
c'était l'accusé qui était au centre de la médiatisation. Désormais,
pour ces crimes contre l'humanité, n'est-ce pas plutôt les témoins,
les victimes qui deviennent le personnage central ? On peut avancer
que les journalistes qui sont restés, ont compris le glissement
du centre d'intérêt de l'accusé, vers les victimes. Il s'agit désormais
de se mettre à leur place, de ressentir ce qu'ils ont subi. Avec
le procès Barbie de nouveaux acteurs sont entrés en scène : les
Historiens.
E. Les Historiens, experts de la mémoire ?
Quelle est la place des Historiens dans les procès de crime contre
l'humanité ?
Le procès de Klaus Barbie, se déroule 40 ans après les faits. De
ce fait, il apparaît utile de demander à des historiens de témoigner
de l'état de la société de l'époque, bref de témoigner objectivement
du passé, du " contexte historique ". Néanmoins, plusieurs historiens
se posent la question de savoir s'ils peuvent comparaître comme
témoins.
Pour Henry Rousso, " les historiens [sont] en principe tout sauf
des témoins du passé ". En effet,si des auteurs comme Carlo Ginzburg
ont montrés la parenté entre la rhétorique judiciaire et la narration
historique, n'y a t-il pas une différence de nature ? Pour Ginzburg,
les historiens sont, en somme, des juges d'instruction du passé.
Mais mis à part cette ressemblance, le métier d'historien est soumis
à des règles propres à sa discipline. Cependant, ils sont invités
aux procès pour justifier leur tenue tardive, exceptionnelle et
historique. Mais, pour Henry Rousso, leur devoir civique et moral
était de ne pas comparaître, car ce ne sont pas des témoins.
Les historiens ont été appelés à la barre comme " témoins d'intérêt
général " dont on attend des réflexions sur la politique hégémonique
et idéologique de l'Etat Nazi. Pour Jean-Marc Théolleyre, " ce que
l'on pouvait craindre s'est produit ". En effet, le président Cerdini
à du intervenir pour recadrer des témoignages qui faisaient des
récits personnels. De plus, Pierre Truche, procureur général du
intervenir : " Je comprends que l'on parle du Nazisme en général,
mais il ne faut pas faire porter non plus à Barbie le poids des
actes pour lesquels il a déjà été condamné [Crimes de guerre] ou
qui ne lui sont pas reprochés. Sinon nous partons vers une dérive
dangereuse ". Il apparaît donc que ces grands témoins ont du mal
à trouver leur place à côté des " vrais " témoins des crimes de
Barbie. En effet, un commentateur comme Jean-Marc Théolleyre souligne
que les moments les plus forts du procès, à savoir les témoignages
des victimes, sont passés. Entre ces derniers qui ont su susciter
une émotion et les grands témoins qui naviguent entre grande Histoire
et petite histoire, il y a un évident problème de rôle à jouer.
Les grands témoins n'ont donc pas réussi à apporter un plus au procès
: ou du moins su susciter une émotion. Dans ces grands témoins,
il y a des historiens, mais aussi des personnalités comme Chaban-Delmas
ou Geneviève De Gaulle, qui réussit, elle, à retrouver une place
en se rapprochant des victimes. Ainsi, il est intéressant de lire
une phrase de Jean-Marc Théolleyre : " Geneviève De Gaulle renouvelle
les récits entendus et y ajoutant toutefois quelques notes complémentaires
". Et on entend Geneviève De Gaulle dire : " J'y ai vu une petite
fille tuée à coups de bêche ".
Reste d'autres acteurs, qui se sont introduit dans le procès en
assistant aux audiences. Ce sont de nombreux essayistes, tels Finkelkraut
ou Bernard-Henry Lévy. Le titre du livre (Archives d'un procès)
dirigé par Bernard-Henry Lévy est d'ailleurs symptomatique du rôle
qu'ils ont voulu tenir dans cette œuvre de mémoire.
Ce dernier aspect est symptomatique de la réception du procès de
Klaus Barbie. Il n'est plus le centre d'intérêt, ce sont désormais
les victimes. Ainsi, le véritable événement du procès de Klaus Barbie,
c'est la prise de parole des victimes. Ces victimes participent
ainsi à un " devoir de mémoire " et sont en plus porteuses d'une
forte émotion. C'est cette émotion qui sera porteuse de la mémoire.
Nous ne traiterons pas dès à présent dans cette analyse des acteurs
le rôle des victimes. Nous préférerons l'aborder en deux aspects
: comment les victimes créent l'événement du procès Barbie, créent
l'émotion, puis comment ces victimes participent à ce qu'Annette
Wieviorka appèle : l'ère du témoin.